Page:Taine - Les Origines de la France contemporaine, t. 1, 1909.djvu/259

Cette page a été validée par deux contributeurs.
229
LES MŒURS ET LES CARACTÈRES


intrépide, casse les œufs, les écrase dans la casserole, les tourne à droite, à gauche, dessus, dessous, avec une précision et un succès dont il n’y a pas d’exemple ; on n’a jamais rien mangé de si excellent. » Que de rires aimables et légers autour de cette seule petite scène ! Et, plus tard, que de madrigaux et d’allusions ! La gaieté ressemble alors à un rayon dansant de lumière ; elle voltige au-dessus de toute chose et pose sa grâce sur le moindre objet.

VI

« Être toujours gai, dit un voyageur anglais en 1785[1], voilà le propre du Français », et il remarque que cela est d’obligation, parce qu’en France tel est le ton du monde et la seule façon de plaire aux dames, souveraines de la société et arbitres du bon goût. Ajoutez l’absence des causes qui font la tristesse moderne et mettent au-dessus de nos têtes un pesant ciel de plomb. Point de travail âpre et précoce en ce temps-là ; point de concurrence acharnée ; point de carrières indéfinies ni de perspectives infinies. Les rangs sont marqués, les ambitions sont bornées, l’envie est moindre. L’homme n’est pas habituellement mécontent, aigri, préoccupé comme aujourd’hui. On souffre peu des passe-droits là où il n’y a pas de droits ; nous ne songeons qu’à avancer, ils ne songent qu’à s’amuser. Au lieu de maugréer sur l’Annuaire, un officier invente un travestissement de bal

  1. A comparative View, etc. by John Andrews (1785).