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LES MŒURS ET LES CARACTÈRES


aimable, mais n’étonne pas. C’est que les femmes alors sont des reines[1] ; en effet, dans un salon elles ont le droit de l’être ; voilà pourquoi, au dix-huitième siècle, en toutes choses, elles donnent la règle et le ton[2]. Ayant fait le code des usages, il est tout naturel que ce soit à leur profit, et elles tiennent la main à ce que toutes les prescriptions en soient suivies. À cet égard, tel salon « de la très bonne compagnie » est un tribunal supérieur où l’on juge en dernier ressort[3]. La maréchale de Luxembourg est une autorité ; point de bienséance qu’elle ne justifie par une raison ingénieuse. Sur un mot, sur un manque d’usage, sur la moindre apparence de prétention ou de fatuité, on encourt sa désapprobation qui est sans appel, et l’on est perdu à tout jamais dans le beau monde. Sur un trait fin, sur un silence, sur un « oh ! » dit à propos au lieu d’un « ah ! » on reçoit d’elle, comme M. de Talleyrand, le brevet de parfait savoir-vivre qui est le commencement d’une renommée et la promesse d’une fortune. — Sous une telle « institutrice », il est clair que le maintien, le geste, le langage, toute action ou omission de la vie mondaine devient, comme un tableau ou un poème, une œuvre d’art véritable, c’est-à-dire infinie en délicatesses, à la fois

  1. Voir sur cette royauté une anecdote dans Mme de Genlis (Adèle et Théodore, I, 69). — Mme Vigée-Lebrun, I, 156 : « Les femmes régnaient alors, la Révolution les a détrônées… Cette galanterie dont je vous parle a totalement disparu. »
  2. « Les femmes en France dictent en quelque sorte tout ce qui est à dire et prescrivent tout ce qui est à faire dans le beau monde. » (A comparative View, by John Andrews, 1785.)
  3. Mme d’Oberkirch, I, 299. — Mme de Genlis, Mémoires, chap. xi.