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L’ANCIEN RÉGIME


et l’on retire au moins du faible goût qu’on s’est inspiré l’avantage d’être toujours prêts à s’obliger[1]. » — D’ailleurs les apparences sont gardées ; un étranger non averti n’y démêlerait rien de suspect. « Il faut, dit Horace Walpole[2], une curiosité extrême ou une très grande habitude pour découvrir ici la moindre liaison entre les deux sexes. Aucune familiarité n’est permise, sauf sous le voile de l’amitié, et le vocabulaire de l’amour est aussi prohibé que ses rites au premier aspect semblent l’être. » — Même chez Crébillon fils, même chez Laclos, même aux moments les plus vifs, les personnages ne parlent qu’en termes mesurés, irréprochables. L’indécence qui est dans les choses n’est jamais dans les mots, et le langage des convenances s’impose, non seulement aux éclats de la passion, mais encore aux grossièretés de l’instinct. — Ainsi les sentiments les plus naturellement âpres ont perdu leurs pointes et leurs épines ; de leurs restes ornés et polis, on a fait des jouets de salon que des mains blanches lancent, se renvoient et laissent tomber comme un joli volant. Il faut entendre à ce sujet les héros de l’époque, leur ton leste, dégagé, est inimitable, et les peint aussi bien que leurs actions. « J’étais, dit le duc de Lauzun, d’une manière fort honnête et même recherchée avec Mme de Lauzun ; j’avais très publiquement Mme de Cambis,

  1. Crébillon fils, la Nuit et le Moment, IX, 14.
  2. Horace Walpole, Letters (25 janvier 1766). — Le duc de Brissac, à Louveciennes, amant de Mme du Barry, et passionnément épris, n’avait devant elle que l’attitude d’un étranger poli. (Mme Vigée-Lebrun, Souvenirs, I, 165.)