Page:Taine - Les Origines de la France contemporaine, t. 1, 1909.djvu/235

Cette page a été validée par deux contributeurs.
205
LES MŒURS ET LES CARACTÈRES


placés, l’usage et les bienséances les séparent. Chacun a sa maison, ou tout au moins son appartement, ses gens, son équipage, ses réceptions, sa société distincte, et, comme la représentation entraîne la cérémonie, ils sont entre eux, par respect pour leur rang, sur le pied d’étrangers polis. Ils se font annoncer l’un chez l’autre ; ils se disent « Madame, Monsieur », non seulement en public, mais en particulier ; ils lèvent les épaules quand à soixante lieues de Paris, dans un vieux château, ils rencontrent une provinciale assez mal apprise pour appeler son mari « mon ami » devant tout le monde[1]. — Déjà divisées au foyer, les deux vies divergent au delà par un écart toujours croissant. Le mari a son gouvernement, son commandement, son régiment, sa charge à la cour, qui le retiennent hors du logis ; c’est seulement dans les dernières années que sa femme consent à le suivre en garnison ou en province[2]. D’autant plus qu’elle est elle-même occupée, et aussi gravement que lui, souvent par une charge auprès d’une princesse, toujours par un salon important qu’elle doit tenir. En ce temps-là, la femme est aussi active que l’homme[3], dans

  1. Mme de Genlis, Adèle et Théodore, III, 14.
  2. Mme d’Avaray donna la première cet exemple, et fut d’abord très blâmée.
  3. « Lorsque j’arrivai en France, le règne de M. de Choiseul venait seulement de finir. La femme qui pouvait lui paraître aimable, ou seulement plaire à la duchesse de Gramont, sa sœur, était sûre de faire tous les colonels et tous les lieutenants généraux qu’elle voulait. Les femmes avaient de l’importance, même aux yeux de la vieillesse et du clergé ; elles étaient familiarisées d’une manière étonnante avec la marche des affaires ; elles savaient par cœur le caractère et les habitudes