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L’ANCIEN RÉGIME


sa seule maison ou personne « a coûté cette année 68 millions », près du quart du revenu public. Quoi d’étonnant, lorsqu’on considère le souverain à la manière du temps, c’est-à-dire comme un châtelain qui jouit de son bien héréditaire ? Il bâtit, il reçoit, il donne des fêtes, il chasse, il dépense selon sa condition. — De plus, étant maître de son argent, il donne à qui lui plaît, et tous ses choix sont des grâces. « Votre Majesté sait mieux que moi, écrit l’abbé de Vermond à l’impératrice Marie-Thérèse[1], que, d’usage immémorial, les trois quarts des places, des honneurs, des pensions sont accordés non aux services, mais à la faveur et au crédit. Cette faveur est originairement motivée par la naissance, les alliances et la fortune ; presque toujours elle n’a de véritable fondement que dans la protection et l’intrigue. Cette marche est si fort établie, qu’elle est respectée comme une sorte de justice par ceux mêmes qui en souffrent le plus ; un bon gentilhomme, qui ne peut éblouir par des alliances à la cour, ni par une dépense d’éclat, n’oserait prétendre à un régiment, quelque anciens et distingués que puissent être ses services et sa naissance. Il y a vingt ans, les fils des ducs, des ministres, des gens attachés à la cour, les parents et protégés des maîtresses, devenaient colonels à seize ans ; M. de Choiseul fit jeter les hauts cris en rejetant cette époque à vingt-trois ; mais, pour

    « M. du Barry avouait hautement qu’il avait mangé 18 millions à l’État. » (Correspondance par Métra, I. 27.)

  1. Marie-Antoinette, par Arneth et Geffroy, II, 168 (5 juin 1774).