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L’ANCIEN RÉGIME


fois, dit M. de Montlosier en 1789[1], qu’il m’arrivait de rencontrer des troupeaux de cerfs ou de daims sur ma route, mes guides de s’écrier aussitôt : Voilà la noblesse ! par allusion aux ravages que ces animaux faisaient dans leurs terres. » Ainsi, aux yeux de leurs sujets, ils sont des bêtes fauves. — Voilà où conduit le privilège détaché du service ; c’est ainsi qu’un devoir de protection dégénère en un droit de dévastation, et que des gens humains et raisonnables agissent, sans y penser, en gens déraisonnables et inhumains. Séparés du peuple, ils abusent de lui ; chefs nominaux, ils ont désappris l’office de chefs effectifs ; ayant perdu leur caractère public, ils ne rabattent rien de leurs avantages privés. C’est tant pis pour le canton et tant pis pour eux-mêmes. Les trente ou quarante braconniers qu’ils poursuivent aujourd’hui sur leurs terres marcheront demain contre leur château à la tête de l’émeute. — Absence des maîtres, apathie des provinces, mauvais état des cultures, exactions des fermiers, corruption des justices, vexations des capitaineries, oisiveté, dettes et exigences du seigneur, abandon, misère, sauvagerie et hostilité des vassaux, tout cela vient de la même cause et aboutit au même effet. Quand la souveraineté se transforme en sinécure, elle devient lourde sans rester utile, et, quand elle est lourde sans être utile, on la jette à bas.

  1. Montlosier, Mémoires, I, 175,