Page:Taine - Les Origines de la France contemporaine, t. 1, 1909.djvu/110

Cette page a été validée par deux contributeurs.
82
L’ANCIEN RÉGIME


pouvez, le mal que peut faire un usurier de campagne armé contre eux de droits si pesants ; c’est la seigneurie féodale aux mains d’Harpagon ou plutôt du père Grandet. En effet, lorsqu’un droit devient insupportable, on voit, par les doléances locales, que presque toujours c’est un fermier qui l’exerce[1] : c’est un fermier de chanoines qui revendique l’héritage paternel de Jeanne Mermet, sous prétexte qu’elle a passé chez son mari la première nuit de ses noces. On trouverait à peine des exactions égales dans l’Irlande de 1830, sur ces domaines où, le fermier général louant à des sous-fermiers, et ceux-ci à d’autres moindres, le petit colon, placé au bas de l’échelle, portait à lui seul tout le poids de l’échelle entière, d’autant plus foulé que son créancier, foulé lui-même, mesurait les exigences qu’il pratiquait aux exigences qu’il subissait.

Supposons que, voyant cet abus de son nom, le seigneur veuille ôter à ces mains mercenaires l’administration de son domaine ; le plus souvent il ne le pourrait pas : il est trop endetté, il a délégué à ses créanciers telle portion de sa terre, telle branche de ses revenus. Depuis des siècles, la haute noblesse s’obère par son luxe, par sa prodigalité, par son insouciance, et par ce faux point d’honneur qui consiste à regarder le soin de

  1. Voltaire, Politique et Législation, La voix du curé (à propos des serfs de Saint-Claude). — Discours du duc d’Aiguillon, le 4 août 1789, à l’Assemblée nationale : « Les propriétaires des fiefs, des terres seigneuriales, ne sont que bien rarement coupables des excès dont se plaignent leurs vassaux ; mais leurs gens d’affaires sont souvent sans pitié.