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J’ai passé deux soirées assis sur une poutre en face du port. La rivière s’étale dans un large carré de pierres, avec une petite écluse murmurante. Deux ou trois hauts bâtiments sont plantés au milieu ; ce sont des tanneries.

Impossible de rendre la grâce, le calme, la douceur charmante de ce paysage. Il faudrait ici un Decamps ou un Corot. Le ciel est ouvert et en courbe douce comme une coquille nacrée, luisante ; la large nappe d’eau renvoie sa lumière ; les deux clartés qui se rencontrent nagent indistinctement dans la brume délicate qui transpire. Cela fait un voile aérien, transparent, qui amollit tous les contours ; les arbres légers, les peupliers lointains deviennent vaporeux, on dirait des ombres heureuses qui flottent entre l’Ệtre et le Néant, mollement, amoureusement, aussi promptes à s’évanouir qu’à reparaître. Point de couleurs, les hauts bâtiments allongent sur l’eau leurs ombres noires. Tout à l’entour ruissellent et tremblent des clartés blanches ; la lune danse sur l’eau, et les petits flots jouent languissamment ou bruissent.