Page:Tacite - Œuvres complètes, traduction Burnouf, 1863.djvu/654

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
624
MŒURS DES GERMAINS.

II. Quant à la population, je suis porté à la croire indigène et moins mélangée qu’ailleurs par l’établissement ou le passage de races étrangères. Ce n’était pas en effet par terre, mais par mer que se faisaient les anciennes migrations, et rarement des vaisseaux de nos contrées remontent pour ainsi dire cet immense et lointain Océan. Aussi bien, sans compter les périls d’une mer orageuse et inconnue, qui voudrait quitter l’Asie, l’Afrique ou l’Italie, pour le pays affreux des Germains, leur ciel âpre, leur sol enfin, dont la culture et l’aspect attristent les regards, à moins que ce ne soit la patrie ? D’anciennes poésies, leurs seuls monuments historiques, célèbrent le dieu Tuiston, né de la Terre, et son fils Mannus, comme les pères et les fondateurs de la nation. Ils donnent à Mannus trois fils, dont les noms firent appeler Ingévones les plus voisins de l’Océan, Herminones ceux de l’intérieur, et les autres Istévones[1]. Plusieurs, usant du privilége que donne l’éloignement des temps, multiplient les enfants du dieu et les peuples dont la nation se compose, et qu’ils appellent Marses, Gambriviens, Suèves, Vandales. Ce sont même là selon eux les anciens et véritables noms ; celui de Germanie est moderne et ajouté depuis peu. Les premiers qui passèrent le Rhin et chassèrent les Gaulois, et qui maintenant se nomment Tongres, se nommèrent alors Germains. Ce nom, borné d’abord à une simple tribu, s’étendit peu à peu, et, créé par la victoire pour inspirer plus de crainte, il fut bientôt adopté par la nation tout entière. On prétend aussi qu’ils ont eu leur Hercule, et de tous les héros c’est le premier qu’ils chantent avant d’aller au combat.

III. Ils ont un autre chant, appelé bardit, par lequel ils excitent leur courage, et d’où ils augurent quel succès aura la bataille ; car ils tremblent ou font trembler, selon la manière dont l’armée a entonné le bardit. Et ce chant semble moins une suite de paroles que le bruyant concert de l’enthousiasme guerrier. On s’attache à le former des plus rudes accents, de sons rauques et brisés, en serrant le bouclier contre la bouche, afin que la voix répercutée s’échappe plus forte et plus retentissante. Quelques-uns prétendent que, dans le cours de

  1. Les Ingévones habitaient le long de l’Océan, jusqu’au Jutland. Pline compte parmi eux les Cimbres, les Teutons, les Cauques. Il place les Istévones auprès du Rhin. Il range parmi les Herminones, les Suèves, les Hermondures, les Cattes, les Chérusques.