pas toujours le premier rôle dans l’emploi de la ruse : quelquefois il ne fit que se tirer avec adresse de pièges habilement tendus ; si cet ennemi de l’indépendance témoignait en même temps son dégoût pour l’adulation, gardons-nous de croire que ce fût hypocrisie : l’abjecte servilité d’un sénat prêt à toutes les bassesses le flattait peu, et n’en compromettait pas moins sa popularité. Le mérite de Tacite est d’avoir deviné cet esprit à la fois perplexe et délié, prudent à l’excès et fertile en ressources, et de lavoir suivi dans ses voies tortueuses et multiples.
Si du prince nous descendons aux instruments de sa tyrannie, ici encore la vérité des portraits ne saisit pas moins vivement que la vue pénétrante de l’historien qui les a tracés. Balzac a quelque part appelé Tacite « l’ancien original des finesses modernes[1]. » Il serait difficile en effet d’innover après les maîtres d’astuce et Ce perfidie qu’il a voués à la malédiction des siècles. Mais ces odieux modèles, il ne les a pas créés ; et, lorsqu’il offre à nos regards, ici l’accusateur sans honte comme sans pitié, qui met publiquement la main sur la victime[2], là le délateur clandestin qui s’adresse tout bas à la cruauté du prince[3], ailleurs le vil agent qui provoque les complots afin de les dénoncer[4], on sent que ces personnages sont réels, que ces figures sont celles d’hommes qui ont vécu, et que l’artiste a pris la nature sur le fait. Non, Tacite ne calomnie pas l’humanité ; il peint sans ménage. ment, mais sans colère, une société corrompue et des âmes dégradées. Il ne dénigre pas ; il fait justice : il obéit à la loi de son sujet plutôt qu’au penchant de son esprit. Lui-même envie le sort des historiens de Rome libre et triomphante, et se plaint de n’avoir sans cesse à rap- porter que des ordres tyranniques, des accusations intéressées, des amitiés indignement trahies, d’injustes supplices[5], déplorable uniformité de crimes et de malheurs qui le fatigue et lui pèse. L’historien qui nous fait chérir les vertus autant qu’admirer les talents d’Agricola, qui nous montre dans Germanicus la réunion de toutes les, qualités aimables sans mélange d’aucun défaut, dans la fille de Soranus la piété filiale portée jusqu’à l’héroïsme[6], dans Thraséas un sage qui égala Caton par l’indépendance de sa vie et Socrate par la gloire de sa mort, cet historien n’est pas un misanthrope qui interprète maligne- ment les actions des hommes et ne voit dans toutes les conduites que le côté blâmable.
Je ne fais pas au reste un plaidoyer pour Tacite, qui n’en a pas besoin. Chaque lecteur, suivant son goût et les habitudes de son esprit, estimera plus ou moins la pénétration de l’écrivain et les conjectures qu’elle lui suggère : libre même à qui voudra de le trouver trop enclin à tout expliquer. Mais son impartialité dans le récit des faits ne sert