Page:Susejournaldes00dieu.djvu/316

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
300
À SUSE.

— Barrè bachy en a fait joujou.

— Et le savon destiné à la prochaine lessive ?

— N’avez-vous pas ordonné de laver Barrè bachy ?

— Donne-moi du lait fermenté ?

— Nous l’avons offert à Barrè bachy ; il avait grand’faim. »

Barrè bachy est adorable ; maîtres et serviteurs s’accordent pour le chérir. Il couche dans la salle à manger, circule de chambre en chambre, car toutes les portes lui sont ouvertes, prend place à table sans y être invité, et apprécie avec un discernement parfait les mérites d’un pilau nourri ou d’un rôti de mouton cuit à point. Puis, après le repas, il fume, se grise d’opium et, la tête un peu prise, saute des barrières, traverse des cerceaux et, tel qu’un clown bien dressé, exécute d’étourdissantes cabrioles. Barrè bachy est un agneau — non de caractère, l’éducation l’a perverti — mais de forme et de race. Il avait à peine quinze jours quand Papi Khan me l’apporta dans un pan de son manteau. Sa jeunesse le sauva du couteau du cuisinier ; son amour pour sa mère, dont il cherchait avidement les mamelles sous le ventre de nos moutons, me le fit prendre en pitié ; je l’adoptai et le baptisai : Barrè bachy (Agneau en chef), parce qu’il était le seul agneau du troupeau et avait l’honneur d’être attaché à nos personnes.

Ouvriers, âniers, cuisinier, laveur de vaisselle, qui tous, plus ou moins, se targuent du titre de bachy, ne purent entendre, sans ouvrir des yeux grands comme leur bouche, traiter avec de pareils égards le fils d’une brebis.

Le premier émoi passé, ils trouvèrent le qualificatif plaisant et s’attachèrent à Barrè bachy, qui, parfait courtisan, se montrait déférent avec les hommes et réservait son orgueilleuse arrogance pour ses confrères les moutons. Aujourd’hui il n’y a plus qu’un agneau dans la plaine de Suse : c’est Barrè bachy. Jamais satrape ne fut traité avec plus de respect et de considération ; jamais on n’accumula sur une toison blanche et noire tant de caresses ; jamais tant de fautes ne restèrent impunies. Mais aussi quel puits de science !

Ce matin Mahmoud, accompagné de notre élève, qui méprise les horloges et connaît sans pendule l’instant du déjeuner, s’avança et, d’un ton solennel : « Madame est servie ! »

Je me serais crue à Paris, si une merveilleuse cabriole de l’Agneau en chef n’était venue me rappeler à la réalité. J’ai remercié nos deux camarades de la double surprise qu’ils m’avaient préparée, et baisé les oreilles noires de notre clown favori. Depuis, Barrè bachy est enflé de vanité. Il a déclaré qu’un personnage de son mérite ne pouvait plus frayer avec de vulgaires moutons dont la vie s’écoule entre une botte de foin et un billot ; un berger spécial lui est nécessaire ; il en viendra bientôt à réclamer la garde du troupeau.