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À SUSE.

avoir obtenu une diminution d’impôts et reçu vingt mille francs comme bakhchich de réconciliation. Depuis cette coûteuse expérience, le gouverneur d’Amarah se montre moins âpre, M’sban de plus en plus récalcitrant, et comme le Turc n’a pas plus envie de voir partir l’Arabe que celui-ci de quitter les terres occupées depuis des siècles par ses ancêtres, ils passent leur vie à discuter et à transiger.

L’hiver dernier, leurs relations atteignirent un degré d’intimité inquiétant. Un beau matin le moutessarref fit annoncer sa venue à son puissant administré. Le cheikh ne pouvait se dispenser d’accueillir un fonctionnaire de la Sublime-Porte ; il le reçut avec magnificence et lui servit, entre autres plats, une sauce relevée où nageaient six beaux concombres d’or ; le sous-préfet trouva le mets à son goût. En quittant les tentes, il pria son amphitryon de venir lui rendre visite.

Les jours, les semaines, les mois passaient ; le moutessarref attendait son invité, lui faisait à tout instant rappeler sa promesse et, sous des prétextes plus ou moins plausibles, M’sban s’obstinait à rester dans sa tribu. Sans l’avouer, il redoutait le coup de poignard ou la tasse de café qui facilitent l’entrée de l’autre monde. Le sort de plusieurs grands vassaux, ses voisins, le rendait méfiant.

Et le bon Turc insistait de plus belle : « Il voulait réjouir ses yeux de la vue du plus parfait des amis, traiter dans l’intimité les affaires délicates qu’un intermédiaire prendrait plaisir à compliquer. » M’sban se décide enfin à quitter son campement. Il enfourche péniblement une merveilleuse jument, dit un adieu solennel à ses femmes, adresse à ses fils désolés ses recommandations dernières et, appuyé sur deux serviteurs, prend en gémissant le chemin de la ville. Après quatre heures d’une marche lente et solennelle, le cheikh et son escorte pénètrent dans la cour du palais. M’sban, défaillant, s’abat entre les mains des zaptiés accourus pour lui tenir l’étrier ; il roule de la banquette où on l’allonge, se pâme dans une convulsion — la dernière peut-être — et, les dents serrées, rejette les cherbets les plus réconfortants.

Informé de cette singulière aventure, le moutessarref accourt épouvanté ; il voit déjà la tribu vengeresse des Beni-Laam massée aux portes de la ville ; on le rendra responsable de la mort du vieillard, on lui infligera la peine du talion. Que faire ? Envoyer le moribond trépasser ailleurs.

Des ordres sont donnés : « L’air de Nahar Çaat sera salutaire au malade. » M’sban, remis en selle malgré ses plaintes, quitte le palais une heure après y être entré.

Cependant le cheikh à demi évanoui et son escorte désolée traversent le canal. Mais à peine le Beni-Laam a-t-il perdu de vue les maisons de la ville, qu’il revient à la vie. « Fils de chiens, voulez-vous bien me débarrasser de vos bras ! vous