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À SUSE.

18 mai. — Les poulets et moutons portés à dos de mulet sont morts de chaleur et de soif ; ils étaient bleus avant d’expirer. Nous marchons de puits saumâtre en ruisseau fangeux sans découvrir d’autre liquide qu’une boue chaude et corrompue. On ne saurait cuire le riz ; mais il n’y a pas grand mérite à garder la diète quand on ne peut se désaltérer. Depuis notre départ des rives de la Kerkha, Marcel n’a mangé que trois œufs de dorrajds (francolins), trouvés par un tcharvadar auprès d’un ruisseau desséché.

Le convoi ne marche pas : il se traîne sans avancer. Le soleil et la soif nous dévorent ; pas un être vivant ne se montre à nos regards. Qui reconnaîtrait notre fière caravane dans ces fantômes traversant le vestibule de l’enfer ?

20 mai. — La dernière étape a duré quinze heures. Vaille que vaille, il fallait atteindre l’eau. Voilà le hor ! Le hor est un marais engendré par les pluies d’hiver, que se chargent d’entretenir les crues estivales du Tigre et l’incurie de l’administration ottomane. Les chevaux, exténués, relèvent la tête ; les mulets secouent leur charge comme s’ils voulaient se défaire des lourdes caisses qui les empêchent de prendre le galop ; les muletiers, la face congestionnée, la peau luisante, les jambes gonflées, ont des ailes. Seuls les chameaux, qui se montraient au départ si débiles, n’accélèrent pas leur marche et conservent une allure solennelle.

On atteint le marais ; bêtes et gens entrent à l’envi dans l’eau saumâtre, boivent, se baignent, boivent encore et semblent reprendre une vie prête à s’échapper.

Nous camperons ici. Les caisses, disposées les unes au-dessus des autres, nous abriteront du soleil, tandis qu’un des muletiers traversera le hor pour aller querir dans un village les bateaux nécessaires au transport des colis.

21 mai. Sur les belems. — Dieu soit loué ! j’aperçois les feux d’Amarah. Après avoir vécu deux jours sur les rives du marais, exposés à l’intolérable réverbération du soleil, harcelés sans trêve par d’innombrables moustiques, nous avons fui cette terre d’élection des fièvres paludéennes. Attar, ses chameaux et ses mulets nous ont tiré leur révérence, et la caravane navale, composée de neuf belems, s’est enfoncée dans une forêt de ginériums et de roseaux, dédale aquatique dont les nomades seuls connaissent les détours. Les canots voguèrent quinze heures sur les vases pestilentielles du hor. À la nuit ils atteignirent un canal endigué où coule à pleins bords l’eau délicieuse du Tigre. Nos hommes, désormais satisfaits, déclarèrent qu’ils ne pouvaient haler ou gaffer plus longtemps. Quelques caisses sont transportées sur la berge, et nous nous mettons en devoir de préparer une installation sommaire. Sliman et le cuisinier prendront place à nos côtés ; les bateliers dormiront dans les belems, près des bagages. À mon tour je suis dévorée par la fièvre. Vers onze heures passent trois Arabes armés de lances. Ils examinent le campement et se perdent dans la nuit. Puis j’entends des bruits lointains. Des