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VISITE DE MOHAMMED TAHER.

Les hauts dignitaires du clergé persan, nommés par acclamation, doivent leur situation exceptionnelle à l’appui que, seuls dans toute la Perse, ils sont capables de donner au peuple contre l’autorité civile. Possesseurs de biens vakfs assez considérables pour assurer leur indépendance, ils témoignent une délicatesse de sentiments qui contraste avec les mœurs de l’administration séculière.

La présence du cheikh auprès de Marcel était opportune : nos gens ne déblayaient pas sans horreur des catacombes creusées dans les murs d’enceinte et remplies de vases funéraires soigneusement maçonnés les uns à côté des autres. Mohammed Taher calma les consciences émues ; il déclara que les disciples de Mahomet n’avaient jamais été mis en potiches, engagea le motevelli (gardien du tombeau), l’un de nos meilleurs surveillants, à se rendre toujours digne de nos éloges et, comme Cheikh Ali, mit sa bourse à la disposition de Marcel. Cette démarche bienveillante est dirigée surtout contre le sous-gouverneur. Il paraît que le naïeb el houkoumet, à peine en fonctions depuis un mois, madakhelise avec un entrain féroce ; la population de la ville a prié son avocat habituel de présenter ses doléances au roi, et le cheikh ne néglige aucune occasion d’approfondir l’abîme qui sépare les chefs religieux des fonctionnaires civils.

Grâce à l’excellente attitude de Mohammed Taher, nous avons pu triompher du mauvais vouloir de la lune elle-même. Il avait plu dans l’après-midi ; le ciel, embrouillé, s’était éclairci sur le soir. Marcel et M. Babin préparaient la répartition des ouvriers dans les différentes excavations. Soudain un murmure confus, toujours grossissant, se fait entendre dans la direction du gabr ; la foule compacte de nos ouvriers, accrue des pèlerins, monte à l’assaut du campement, Mahmoud se précipite, la face blême, les mains tremblantes.

« Saheb ! Saheb ! qu’avez-vous fait ? Allah très grand, la lune est prise ! »

Derrière lui s’avancent les Dizfoulis, se frappant la poitrine et psalmodiant sur le même refrain : « Allah kérim ! Mah gereft ast ! »

Puis les ouvriers se tournent vers nous. Leurs figures expriment des sentiments bien divers : les unes respirent la fureur, les autres sont empreintes d’une crainte superstitieuse et d’un effroi comique. Une belle éclipse, est-il besoin de le dire, occasionne tout ce bruit. La Connaissance des temps est consultée, — un peu tard j’en conviens ; — la lune est entrée dans le cône d’ombre à huit heures, elle en sortira vers onze heures un quart. Marcel, prenant alors la parole, annonce que l’astre va disparaître, pour se montrer plus brillant et plus beau avant minuit.

« Malheur à vous si vous nous trompez ! » ont répondu les mauvaises têtes.

Longtemps on maugréa autour de la maison de toile, que nous avions paisiblement fermée à quadruple tour, ou, pour mieux dire, avec les quatre ficelles qui tiennent lieu de gonds et de serrure, puis le calme se fit ; nous nous endormîmes.