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UN MIROIR CHEZ LES NOMADES.

me paraîtrait vraiment belle si ses deux narines et la cloison médiane de son appendice nasal ne cédaient sous le poids des triples pendants qui les déforment. Les khergèhs couvrent si bien la bouche, que leur propriétaire doit les soulever de la main quand elle veut parler ou manger. Ces singuliers bijoux, fort prisés des femmes riches, ne sont pas d’origine moderne. C’est un khergèh, nommé nezem dans la Genèse, qu’Eliézer offrit à Rébecca.

Malgré leur désir de s’embellir et de plaire, les femmes de Susiane ne se servent jamais de miroir, même pour disposer les plis élégants du turban de brune mousseline qui couvre leurs cheveux noirs. J’avais apporté une glace à main entourée d’une monture de bronze, chef-d’œuvre sorti des magasins du Bon Marché. « Cet objet est fort brillant et doit avoir une bien grande valeur, m’a dit Bibi en acceptant mon présent ; mais quel en est l’usage ?

— Admirez vos nobles traits. »

La bonne dame ne se reconnaît pas. Elle regarde derrière la glace, comme le ferait un jeune chat, et cherche la compagne dont elle croit apercevoir le visage par transparence.

« Considérez plutôt ces brillants anneaux de nez. En est-il de semblables dans les tribus voisines ? »

Le doute n’est plus permis. Mon miroir court à la ronde, accueilli par des cris de joie et d’enthousiastes exclamations. Les voisines accourent, les hommes s’attroupent ; la tente, ébranlée, tiraillée, menace de s’abattre ; semblable au dieu antique, apparaît Kérim Khan. Armé de son bâton en guise de foudre, il exécute un moulinet sur le dos de ses fidèles sujets. Grâces lui soient rendues : le vide se fait autour de moi. Le temps de reprendre le souffle et j’échappe par la fuite à une asphyxie certaine.

28 mars. — Quand sonne le couvre-feu, l’un des soldats chargés de la surveillance des chantiers monte sur une éminence voisine des tentes et, se tournant dans la direction des quatre points cardinaux : « Gens de Dizfoul, de Chouster et autres lieux, s’écrie-t-il, Loris de Kérim Khan et de Papi Khan, Arabes des Beni-Laam et des tribus nomades dont je ne connais pas le nom, sachez-le bien : il y a ici des sentinelles, ces sentinelles ont des fusils, ces fusils sont chargés. »

Pan, pan, pan ! Une salve vivement exécutée appuie l’allocution de l’orateur. Après cette cérémonie, chacun va dormir et Dieu reste seul chargé du soin de ses enfants.

Allah, par bonheur, nous garde mieux qu’il ne préserve notre basse-cour. Le poulailler, composé d’un coq et de trois poules, fut attaqué vers minuit. Je ne chargerai pas ma conscience d’une médisance en accusant les gens de Kérim Khan de cette tentative de vol : des nomades éloignés ne se dérangeraient pas pour si mince larcin.

28 mars. — Bien que les Loris possèdent d’excellents chiens de garde et brûlent