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s’occupe, parce qu’elles-mêmes n’occupent personne de leurs affaires. Telles sont les Hautes-Alpes. — En vain la nature y a étalé d’une main prodigue ces magnifiques scènes, que les touristes vont chercher à grands frais dans les pays lointains. Relégué à l’extrémité du royaume, au milieu de monts sauvages rarement explorés par les voyageurs, ce département est peut-être le plus ignoré de la France. Il n’est guère connu au dehors que par les employés des diverses administrations, race d’hommes généralement peu accessible aux impressions poétiques, prisant, avant toute chose, le confort et les commodités de la vie réelle, et que les plus belles horreurs de la création ne consoleront jamais des privations sans nombre, attachées au séjour d’un pays pauvre. Aussi n’y séjournent-ils que par force, et tous ont hâte de secouer contre lui la poussière de leurs sandales.

Tout se passe donc ici dans l’ombre, et comme en famille. Les rares et timides plaintes qu’on y élève quelquefois ne vont jamais plus loin que les cols, qui le séparent du reste de la France. Il ne faudrait rien moins qu’un malheur terrible, imprévu, général, pour arracher à cette dure population un cri de détresse, qui fût entendu au-delà de l’enceinte de ses montagnes

Si l’on demande ensuite comment peut s’expliquer une résignation aussi stoïque dans une population, qui voit chaque jour son territoire tomber en lambeaux, je répondrai par un seul mot : l’habitude.

Le montagnard s’accoutume à voir son patrimoine dévoré par les torrents, comme il s’accoutume aux avalanches, aux tourmentes, aux précipices, et aux autres accidents, inséparables du sol de son pays. C’est le même sentiment d’indifférence, qui lui fait bâtir sa cabane au pied de roches branlantes, qui tomberont demain, et sous lesquelles il s’endort le soir avec tranquillité. — Mais qu’on ne s’y trompe pas ; le mal que font les torrents, pour être supporté si patiemment, n’en est pas moins bien connu. Cette souffrance muette n’en est peut-être que le plus terrible symptôme ; car elle démontre que le mal est considéré comme une sorte de loi nécessaire, à laquelle chacun se résigne sans se plaindre, parce qu’on a perdu depuis longtemps l’espoir de s’en affranchir.

Voilà pourquoi les étrangers ont toujours paru plus vivement frappés que les habitants eux-mêmes, par l’énormité du fléau ; le peu de mots qui aient été écrits sur ce sujet, sont partis de personnes étrangères au pays. Interrogez tous ceux qui ont parcouru les Hautes-Alpes : chacun d’eux vous parlera tout d’abord des torrents ; c’est l’impression la plus profonde qu’ils