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HISTORIETTES ET FANTAISIES

en sa fortune. Il sait qu’elle l’attend quelque part et, dût-il crever sous lui cent chimères, il la poursuivra sans relâche. Sa foi le rendra éloquent, et son éloquence, où les chiffres tintent, agit sur les créanciers comme la musique militaire sur les soldats que l’on mène au feu. Elle transforme l’avare en prodigue, le lâche de l’épargne en héros du risque, et l’alarmiste timide en spéculateur audacieux. Sortie de sa cervelle en ébullition, une fumée se réalise et devient palpable. Rien ne déconcerte ce soldat du lucre, ce Christophe Colomb de l’opulence. On le croit perdu, sombré ; la Bourse crie : « Un homme à la mer ! » Levez les yeux, il est au haut du mât de cocagne, criant : « terre ! terre ! » et saluant avec allégresse sa découverte tant rêvée. Le voilà riche, mais ne lui parlez pas de quitter cette vie d’agitation et de luttes ; elle est son atmosphère, son élément, son climat. Comme ces animaux marins que l’eau douce empoisonne il lui faut pour vivre la salure du flot, l’écume de l’orage. Les affaires sont des cartes pour ce terrible joueur et il les battra de ses mains fiévreuses tant qu’il n’aura pas amené l’atout de ses rêves. L’inquiétude est sa loi, son souffle et la spéculation l’emporte dans sa course vertigineuse comme le coursier sauvage qui emportait autrefois Mazeppa dans les steppes de l’Ukraine. Il marche, il court, faisant le tour des affaires et des intérêts, touchant à tout, remuant à la pelle les vérités et les mensonges, les mondes et les atomes, les réalités et les paradoxes, créant des valeurs fantastiques, fatiguant les billets de banque, faisant sauter des cervelles — jusqu’au moment où une vague l’emporte, pour ne pas laisser à l’ennui la peine de consumer ses jours. »

Oui, c’est la première fois dans l’histoire du monde que l’on voit cette classe d’hommes exercer ses talents sur une grande échelle, parce que c’est la première fois qu’un horizon aussi immense lui est livré.