Page:Sulte - Histoires des Canadiens-français, 1608-1880, tome VIII, 1884.djvu/166

Cette page a été validée par deux contributeurs.
153
HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

ne se fait pas l’écho des idées reçues, il est attaqué. Nous disons attaqué parce que rarement, presque jamais, ceux qui ne pensent pas comme lui cherchent à discuter avec sang-froid et raison. L’écrasement est à l’ordre du jour. La presse politique ayant contracté la mauvaise habitude des brutalités, on se croit tout permis du moment où une réponse doit figurer dans un journal. C’est un triste état de choses. Le plus fort diseur de gros mots est le plus applaudi. Tomber son adversaire est le suprême du genre. Une prose infecte inonde tout, salit tout, dégoutte et fait reculer les hommes raisonnables. Mettre sous les yeux des lecteurs une page neuve, hardie, vraie, c’est être certain de passer pour un pas grand chose : vous avez tué votre père et votre mère, pour le moins — et on vous le fait savoir.

L’école de Louis Veuillot a gâté notre journalisme. On a emprunté au grand polémiste son principal défaut : l’engueulement — mais on a oublié d’apprendre les beautés de la langue française. À force de grossièretés, un écrivain peut aujourd’hui se faire un nom sur les bords du Saint-Laurent. Le travail, l’étude, l’expérience ne sont plus nécessaires. Ayez un répertoire bien fourni d’épithètes de bas lieux, et la faveur publique vous attend. Le ton des gazettes politiques nous a valu cela. Il faudra pourtant qu’un jour on se dise : à noircir son semblable on se noircit soi-même.

Le champ restreint dans lequel s’agite notre journalisme contribue à favoriser le vocabulaire des poissardes. Au lieu de faire de la politique dans le vrai sens du mot, nos feuilles volantes se livrent à la seule guerre de parti et des personnalités. On y rencontre très rarement un article tiré de l’essence même des affaires publiques. Ce que les Canadiens-Français connaissent le moins c’est la situation de leur province. Sous un régime qui permet de tout dire et qui fait à chacun un devoir de tout connaître de la chose publique, on lit à peine un journaliste — J.-A.-N. Provencher — qui parle d’économie politique avec une science rare et qui manie la plume mieux que nous tous. Il est à peu près seul sur ce terrain. Les autres se tourmentent dans la fournaise des partis. Nous ne leur reprochons pas de manquer de talents, certes ! non, mais leurs journaux exécutent trop uniquement un seul genre de musique. Malgré cela la presse canadienne-française donne parfois des avis politiques que la meilleure presse anglaise, dans les deux camps, est forcée de reconnaître. Si, comme on le prétend, la manière actuelle est la bonne, vu notre situation, ayons des revues qui servent à compléter par des articles pensés et mûris le cercle de nos connaissances. Les revues fondées jusqu’à présent sont passées aux mains d’une certaine classe d’hommes qui en ont fermé l’accès aux plumes libres. Terreur et soumission — tel est le mot d’ordre partout adopté. C’est ainsi que nos « Instituts Canadiens » disparaissent à mesure qu’ils se forment, ou lorsqu’ils subsistent c’est à condition de n’être rien, pas même des berceaux d’académiciens, pour rappeler un mot célèbre.

Les organes soi-disant religieux étouffent les travailleurs. Si encore ces feuilles prêchaient toute la même doctrine, il serait possible de pencher de leur côté ou de chercher à les combattre — mais elles se déchirent entre elles et ne sont d’accord que pour critiquer avec