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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

« Le fait est que Papineau, avec toutes ses fautes, est un charmant garçon. J’ose dire que nous le trouverons méchant et suspect, et que s’il a jamais maille à partir avec nous, il nous blessera rudement. Néanmoins on ne saurait nier ce qu’il y a de bon en lui. Il paraît être irréprochable dans sa vie privée ; dans les relations sociales il fait preuve d’affabilité et de bon ton. Si, en politique, il est trop brouillant et sans mesure dans ses procédés, je ne sache pas que les hommes raisonnables l’accusent d’être malhonnête. Ses principaux défauts sont la violence, un manque de plus grande franchise, et, je crains, un préjugé acharné contre les Anglais. Quel qu’il soit d’ailleurs, il est impossible de reposer ses yeux sur lui sans voir que par la nature, autant que par la position à laquelle il s’est élevé, c’est le premier de la race canadienne-française.

« Toutefois, indépendamment de causes temporaires et de l’influence d’hommes ambitieux, il me paraît y avoir un plus grand motif propre à lier étroitement le parti français et à donner une direction à sa politique.

« Les Canadiens-Français ne sauraient guère manquer de s’apercevoir que les Anglais se sont emparés de toutes les richesses ainsi que du pouvoir dans chaque pays où ils ont pu prendre pied. Dans toutes les parties du monde, civilisé ou sauvage, il s’est révélé chez les Anglais, soit comme sujets britanniques en Orient, soit comme colons en révolte sur ce continent, la même impossibilité de fusion avec d’autres, le même besoin de prendre eux-mêmes le dessus. Il faut avouer que cela ne saurait être un agréable sujet de réflexion pour la race douce et d’humeur non contentieuse qui se trouve ici fixée au milieu d’établissements grandissants et de nations d’origine anglaise. Quelque force politique qu’elle ait pour le moment dans les limites de sa propre province, même là ses rivaux, plus actifs, tiennent dans leurs mains tout le commerce du pays ; et au delà des bornes artificielles qui la séparent des régions voisines, elle se trouve entourée de tous côtés par des millions d’individus dont la langue et les coutumes sont celles dont elle a tant raison de redouter l’influence. Vu les circonstances, je ne puis croire qu’il serait déraisonnable de la part des Canadiens-Français de redouter quelque future extinction de leur langue et de leurs usages particuliers ; et qu’il y en ait ou non parmi eux qui portent leurs vues jusque-là, il s’en trouve indubitablement qui craignent de voir tomber leur nation dans l’insignifiance.

« De fait, la question réelle entre les partis en ce pays, est une question de temps. Les Français ne peuvent ignorer au fond de leurs cœurs qu’ils jouissent en ce moment de la plénitude du pouvoir ;[1] mais ils s’aperçoivent que ce pouvoir tend continuellement à passer en d’autres mains, et c’est ce qui les rend inquiets et jaloux. D’un autre côté, les Anglais doivent avoir l’assurance que la domination du pays finira par se concentrer dans leur race ; mais ils sont impatients et veulent se saisir du privilège avant qu’ils ne l’aient légitimement acquis. Les deux partis sont aujourd’hui à leur place. Cependant, chacun des deux s’efforce, l’un de précipiter, l’autre de détourner — ou, à tout événement, retarder — une transition qui

  1. Non, puisque l’Angleterre nous refusait le droit de prendre part à l’administration.