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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

« Plus entreprenants, car abandonnés et délaissés par la métropole, sans direction et sans secours, c’est par leur esprit d’entreprise que, s’étendant dans l’intérieur dès l’origine, ils s’assurèrent une grande influence sur les sauvages, et une situation topographique prédominante ; c’est en effet par cette expansion bien calculée qu’il leur fut possible de cerner en réalité les frontières anglaises, avec un très petit nombre d’hommes, en multipliant leurs points d’attaque. Cet avantage de position, dû à leur habileté autant qu’à leur génie audacieux, était décuplé, dans son effet utile, par la prodigieuse mobilité de leurs mouvements.

« Ils étaient plus intelligents, car ce fut par la supériorité de leur intelligence, qu’ils surent se concilier l’alliance des sauvages et dominer autant que possible leur esprit inconstant et vagabond ; ce furent eux qui imaginèrent, avec une merveilleuse sagacité, ce genre de guerre que seuls ils surent manier, où l’on combinait l’élément européen avec l’élément indien, en tirant un parti ingénieusement calculé de la furie désordonnée de ceux-ci et de la solide discipline de ceux-là. Enfin, s’il est un point où éclata surtout leur intelligence, ce fut dans la juste appréciation de la topographie et des circonstances locales qui les entouraient, dont ils tirèrent constamment un si excellent parti ; c’est par là qu’ils parvinrent à se soutenir dans leur défense et à faciliter leurs attaques ; la sûreté et la rapidité du coup d’œil, l’habileté des combinaisons, la promptitude de la résolution, l’énergie de l’action ne le cédaient en rien, chez eux, à la vigueur du tempérament, à la souplesse du corps, à la sobriété et à la rusticité des habitudes. Le travail de l’intelligence se joignait donc à l’œuvre de la nature pour former en ce pays une race d’élite, à laquelle rien n’a manqué, excepté la fortune, et le concours de la mère-patrie !… Que fût-il donc arrivé si les rôles eussent été renversés, et si les Canadiens eussent été plus nombreux, ou même simplement égaux en nombre aux Anglo-Américains ? On peut affirmer sans crainte que leurs colonies n’eussent pas vécu vingt ans, côte à côte avec le Canada, sans être absorbées par lui. Où donc était l’intelligence et l’énergie si vantées des colons anglais ? Où trouve-t-on dans tout ceci matière à ces louanges exagérées et emphatiques, qui ne tiennent compte que des résultats sans vouloir étudier les circonstances ni les causes ? Où sont donc les effets de cette influence souveraine des institutions et des lois ? et, si cette influence est réellement si grande, où se montre donc la supériorité des institutions et des lois dans les colonies anglaises ?… Les Américains ne s’y trompaient point, et le très-clairvoyant Franklin disait en 1755 : « Tant que le Canada ne sera pas conquis, il n’y aura ni repos ni sécurité pour nos treize colonies. » Il avait raison ; mais quel aveu dans la bouche de cet homme, dont les compatriotes étaient vingt contre un vis-à-vis des Canadiens ! Ceux-ci cependant furent abandonnés par la France, tandis que ce même Franklin fut porté en triomphe dans les rues de Paris et dans les salons de Versailles… Si les Canadiens en effet eussent été aussi nombreux que leurs adversaires, ils eussent conquis toutes les colonies anglaises dès les premières années du xviiie siècle ; et si les Anglo-Américains n’eussent jamais reçu plus d’immigrants que le Canada, ils n’auraient pas encore aujourd’hui franchi le premier versant des Aléghanys… En cinquante ans, de 1710 à 1760, la colonie avait pris une si forte assiette et un tel accrois-