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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

ne s’apportait sur la table ordinairement qu’au dessert ; les domestiques, employés pendant les services des viandes, faisaient alors l’office d’échansons… Les anciens Canadiens, lorsqu’ils étaient en famille, déjeunaient à huit heures. Les dames prenaient du café ou du chocolat, les hommes quelques verres de vin blanc avec leurs viandes presque toujours froides. On dînait à midi ; une assiettée de soupe, un bouilli et une entrée composée soit d’un ragoût soit de viande rôtie sur le gril, formaient le repas. La broche ne se mettait que pour le souper qui avait lieu à sept heures du soir ; changez les noms et c’est la manière de vivre actuelle. Le dîner des anciens est notre goûter, leur souper notre dîner. Le couvert était mis dans une chambre basse, mais spacieuse, dont les meubles sans annoncer le luxe, ne laissaient rien à désirer de ce que les Anglais appellent " comfort."  Un épais tapis de laine à carreaux, de manufacture canadienne, couvrait, aux trois quarts, le plancher de cette salle à manger. Les tentures en laine aux couleurs vives, dont elle était tapissée, ainsi que les dossiers du canapé, des bergères, et des chaises en acajou, aux pieds de quadrupèdes, semblables à nos meubles maintenant à la mode, étaient ornées d’oiseaux gigantesques qui auraient fait le désespoir de l’imprudent ornithologiste qui aurait entrepris de les classer. Un immense buffet touchant presque au plafond, étalait, sur chacune des barres transversales, dont il était amplement muni, un service en vaisselle bleue de Marseille, semblant, par son épaisseur, jeter un défi à la maladresse des serviteurs qui en auraient laissé tomber quelques pièces. Au-dessus de la partie inférieure de ce buffet, qui servait d’armoire, et que l’on pourrait appeler le rez-de-chaussée de ce solide édifice, projetait une tablette d’au moins un pied et demi de largeur, sur laquelle était une espèce de cassette, beaucoup plus haute que large dont les petits compartiments, bordés de drap vert étaient garnis de couteaux et de fourchettes à manches d’argent,[1] à l’usage du dessert. Cette tablette contenait aussi un grand pot d’argent rempli d’eau, pour ceux qui désiraient tremper leur vin et quelques bouteilles de ce divin jus de la treille. Une pile d’assiettes de vraie porcelaine de la Chine, deux carafes de vin blanc,[2] deux tartes, un plat d’œufs à la neige, des gaufres, une jatte de confitures, sur une petite table couverte d’une nappe blanche, près du buffet, composait le dessert de ce souper d’un ancien seigneur canadien. À un des angles de la chambre était une fontaine, de la forme d’un baril, en porcelaine bleue et blanche, avec robinette et cuvette, qui servait aux ablutions de la famille. À un angle opposé, une grande canevette garnie de flocons carrés contenant l’eau-de-vie, l’absinthe, les liqueurs de noyau, de framboises, de cassis, d’anisette, etc., pour l’usage journalier, complétait l’ameublement de cette salle. Le couvert était dressé pour huit personnes. Une cuillère d’argent et une fourchette du même métal enveloppées dans une serviette, étaient placées à gauche de chaque assiette, et une bouteille de vin léger à la droite. Point de couteaux sur la table pendant le service des viandes : chacun était muni de cet utile instrument, dont les Orientaux savent seuls se passer. Si le couteau était à

  1. À la suite des banqueroutes du trésor français, les Canadiens avaient pris la coutume de fondre les monnaies d’argent et d’en fabriquer des assiettes, des coupes, etc., grossières, dont il reste encore un bon nombre dans nos campagnes, après plus d’un siècle et demi.
  2. Les anciens Canadiens ne buvaient que du vin blanc au dessert. — (Note de M. de Gaspé).