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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

vache, une brebis, une hache, une pioche, son prêt et solde pendant deux ans, et de quoi semer la première année.[1] Si on ne fait pas d’avance à ce soldat, comment veut-on qu’il s’établisse et qu’il fasse des déserts ; à peine son travail suffirait-il pour le nourrir, car le défrichement des terres est ici très difficile à cause des gros arbres dont les forêts sont remplies ; il conviendrait aussi de ne point laisser des troupes dans les villes, ou du moins seulement ce qu’il faut pour monter une garde, et d’envoyer le reste par compagnie avec leurs officiers[2] dans les différentes paroisses où il y a des bonnes terres à défricher, pour y faire travailler en payant les soldats, comme le roi fait pour les travaux. Ils formeraient des inclinations avec des filles d’habitants, se marieraient, s’accoutumerait à travailler à la terre, et dans peu de temps deviendraient de bons laboureurs, au lieu que ceux qui se marient dans les villes épousent des filles de moyennes vertus, et qui n’aiment point la campagne. Ces mêmes terres que les soldats feraient aux dépens du roi seraient estimées comme je l’ai déjà dit, et données aux mêmes conditions. Il serait aussi bien nécessaire que le roi prît dans les différentes grandes villes les gens sans aveu pour les envoyer ici, en obligeant par proportion les bâtiments venant de France, de les amener à raison de quatre hommes par cent tonneaux, en donnant les vivres pour la traversée ; aussitôt leur arrivée, on les établirait dans les terres, de la même façon que les soldats. Si le roi adopte ce projet, il faudra toujours avoir quarante à cinquante terres prêtes à recevoir ceux qui arriveraient, afin que d’abord après leur débarquement ils fussent placés et en état de travailler avec défense de dessus leurs terres ; il faut pour cela placer cet établissement dans l’intérieur de la colonie, comme la rivière de Sainte-Anne et celle de Batiscan, Machiche, du Loup et Masquinongé dans le gouvernement des Trois-Rivières. Dans toutes ces rivières, il y a de quoi placer trois mille habitants ; les terres y sont bonnes, fertiles et point difficiles à défricher ; les rivières montent du côté du nord, ce qui est à préférer au côté du sud, surtout dans le lac Champlain, où il convient de laisser autant de bois que l’on pourra entre nos voisins et nous. Il ne faudrait seulement permettre qu’à un certain nombre d’habitants de s’établir à Saint-Frédéric, pour fournir à ce fort quelques rafraîchissements et non davantage, ainsi qu’aux forts de Frontenac et de Niagara.

Les simples habitants seraient scandalisés d’être appelés paysans. En effet, ils sont d’une meilleure étoffe, ont plus d’esprit, plus d’éducation que ceux de France. Cela vient de ce qu’ils ne payent aucun impôt, de ce qu’ils ont droit d’aller à la chasse, à la pêche, et de ce qu’ils vivent dans une espèce d’indépendance. Ils sont braves, leur genre de courage, ainsi que les sauvages, est de s’exposer peu, de faire des embuscades ; ils sont fort bons dans le bois, adroits à tirer ; ils se battent en s’éparpillant et se couvrant de gros arbres ; c’est ainsi qu’à la Belle-Rivière ils ont défait le général Braddock. Il faut convenir que les sauvages leur sont supérieurs dans ce genre de combattre, et c’est l’affection qu’ils nous

  1. Bougainville rappelle ici, comme plus loin, des usages tombés en désuétude et qui avaient contribué à l’accroissement du pays. (Note de M. Pierre Margry).
  2. Kalm déclare qu’il n’y a pas de pays où le militaire, officier ou soldat, soit si bien traité que dans la Nouvelle-France.