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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

ces mots de patois nous sont inconnus, et qui ne sait que les Anglais (quelques rares commerçants établis dans les villes) étaient trop nouvellement arrivés pour exercer le moindre empire sur une population compacte, toute chaude de ses traditions, et qui, à cette époque, voyait sortir de son sein un clergé conservateur des traditions françaises ? Que penser aussi des prêtres, tous hommes de hautes études, que la révolution française nous procura (en les chassant) et qui furent placés à la tête de nos principales institutions ? C’était aussi l’heure où nos collèges entraient dans la grande voie d’enseignement, c’était le début si remarquable de nos luttes constitutionnelles. Où trouverons-nous donc les preuves de l’assertion que notre langue avait dégénéré !

Il nous semble que, en cela comme en plusieurs autres choses, nos contemporains donnent trop de poids aux dires de quelques touristes peu éclairés, ou préjugés, qui alors, ainsi que de nos jours, croyaient entrevoir la décadence de notre idiome. On a cité John Lambert, un officier anglais qui nous visita, en 1806 :

« Avant la conquête du pays par les Anglais, écrit-il, on y parlait, a-t-on dit, la langue française aussi correctement qu’en France même. Depuis cette époque, les Canadiens ont introduit dans leur langage plusieurs anglicismes, et ils se servent de plusieurs tournures de phrase qu’ils tiennent probablement de leurs liaisons avec les nouveaux colons. Pour froid, ils prononcent frette ; pour ici, ils disent icite ; au lieu de prêt, ils disent paré. Ils se servent en outre de nombre de mots surannés que je n’ai pas présents à la mémoire. Ils corrompent encore le langage en prononçant la consonne finale en bien des mots, contre la coutume des Français d’Europe. Cela peut encore venir de la fréquentation des Anglais : autrement, on n’aurait jamais pu dire à leur louange qu’ils parlaient purement le français. » Si on eût dit à Lambert qu’il pataugeait, sa surprise eut été grande. Frette pour froid, se prononce ainsi dans l’est de la France ; nous ne disons pas que cela soit correct, mais il est visible que nous ne l’avons pas inventé, ni emprunté des Anglais. Il en est de même pour ici que nos gens prononcent icite ; c’est un reliquat du vieux langage. Paré est une expression maritime qui veut dire prêt ; nos gens disent aussi « amarre ton chapeau » pour « attache ton chapeau », « embarque en voiture » pour « monte en voiture. » Ce n’est pas l’Anglais qui nous a valu ces expressions : elles sont venues de France avec cette partie de notre population adonnée à la vie de la mer. Chez un grammairien elles auraient lieu de surprendre, mais non pas dans le peuple. Et remarquons bien qu’elles n’ont rien du patois puisqu’elles sont françaises de point en point — mais seulement un peu mal appliquées.

Les mots surannés, hors d’usage, dont nous nous servons, sont tout simplement charmants. Ils donnent à notre conversation une teinte d’antiquité des plus jolies ; les hommes instruits de l’Europe les comprennent et aiment à les entendre dans notre bouche.

La consonne finale, dont parle Lambert, ne se fait sentir que rarement parmi nous. Un Canadien dira endroite pour endroit, alphabète pour alphabet, juillette pour juillet, martinette pour martinet, et encore cela ne se rencontre pas partout.