soit l’équivalent d’une piastre et demie de l’argent actuel. Au temps de Champlain les traiteurs échangeaient aux sauvages le tabac du Brésil qu’ils obtenaient de leurs compatriotes établis dans cette contrée. Les Algonquins, les Hurons et les peuples du nord préféraient la plante ainsi achetée des Français aux préparations de feuilles et d’écorces tendres dont ils avaient coutume de faire usage avant l’arrivée des Européens. Il est curieux de lire le passage où Jacques Cartier raconte comment il a fumé sa première pipe. Ces peuples, dit-il, « ont une herbe de quoi ils font grand amas durant l’été pour l’hiver, laquelle ils estiment fort, et en usent les hommes seulement, en la façon qui ensuit. Ils la font sécher au soleil et la portent à leur col en une petite peau de bête en lieu de sac, avec un cornet de pierre ou de bois. Puis, à toute heure, font poudre de la dite herbe, et la mettent à l’un des bouts du cornet, puis mettent un charbon de feu dessus et soufflent par l’autre bout tant qu’ils s’emplissent le corps de fumée, tellement qu’elle leur sort par la bouche et les nazilles comme par un tuyau de cheminée ; ils disent que cela les tient sains et chaudement, et ne vont jamais sans les dites choses. Nous avons expérimenté la dite fumée, après laquelle avoir mis dedans notre bouche, semble y avoir de la poudre de poivre, tant est chaude. » Voilà un récit qui a dû paraître incroyable aux contemporains de Cartier. En 1690, le Maryland commença la culture du tabac et comme les coureurs de bois canadiens étaient répandus dans cet État aussi bien que dans la Virginie et la Pennsylvanie, un commerce de contrebande prit bientôt naissance sur nos frontières sud-est. La compagnie d’Occident (1717) reçut le droit de réclamer cinq sous par livre de tabac entrant dans le pays. Il faut croire que les habitants ne négligeaient pas à cette époque la production de cette herbe, car le recensement de 1721 constate une récolte de quarante-huit mille trente-huit livres pour une population de près de vingt-cinq mille âmes. L’intendant Hocquart arriva en 1729. M. Ferland écrit à son sujet : « Pour engager les gens de la campagne à cultiver le tabac, il commença à leur en donner l’exemple ; il fit des essais à Chambly, à Beauport et sur une partie du terrain du Palais. Il en récolta trente mille pieds, qui produisirent des feuilles de trente pouces de longueur sur vingt de largeur. » M. Ferland n’avait donc pas vu dans l’ouvrage de M. Garneau la mention du recensement de 1721, ou, selon son habitude, il ne tient pas compte de cet écrivain qui, non seulement l’a précédé, mais a franchement dit ce qu’il avait à dire. Au recensement de 1734 il y a cent soixante et six mille cinquante-quatre livres de tabac inscrites. Le professeur Kalm écrivait en 1749 : « Chaque fermier canadien plante près de sa maison une quantité de tabac plus ou moins considérable, suivant que sa famille est plus ou moins nombreuse. Il faut bien que les paysans s’adonnent à la culture du tabac : il est d’un usage universel parmi les gens du peuple. On voit des enfants de dix à douze ans courir les rues la pipe à la bouche, imitant l’exemple de leurs aînés. Des personnes au-dessus du vulgaire ne dédaignent pas de fumer une pipe par ci par là. Dans les parties les plus septentrionales du Canada on fume généralement le petun sans mélange, mais dans le sud et aux environs de Montréal, on y mêle l’écorce de l’intérieur du cornouiller sanguin pour le rendre plus faible. La tabatière aussi est fort à la mode. Presque tout le tabac qui
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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS