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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

estimés sur le marché, sont connus sous le nom de rainette du Canada. Sous le rapport de l’horticulture, et sous bien d’autres, les premiers colons étaient supérieurs à leurs descendants d’aujourd’hui. Où sont les magnifiques vergers que l’on voyait autrefois dans nos environs ? Ils ont disparu peu à peu et n’ont pas été renouvelés. Il n’y a que depuis peu d’années que l’on a commencé à reprendre cette culture. »

Le vin n’était pas d’un usage ordinaire chez les habitants, mais la bière, le cidre et le bouillon[1] le remplaçaient. La bière est peut-être de toutes les boissons usitées en Europe la plus ancienne et à la fois la plus répandue encore de nos jours ; par son invention elle remonte aux Égyptiens d’avant l’ère chrétienne. Pline en parle. On la rencontre chez les Scandinaves qui en avaient apporté la recette du vieux pays troyen. À mesure que les vignes se multiplièrent dans les Gaules, sa consommation diminua. Sous Julien, Paris ne connaissait que la bière pour boisson, et il faut se rendre au xiiie siècle pour y voir introduire le vin en quantité. Au siècle suivant, la bière avait repris son empire dans cette ville. Le nord de la France, patrie des premiers Canadiens, conserva constamment l’habitude de boire de la bière et du cidre. Lorsque Talon eut pris connaissance des besoins du Canada, il ordonna d’établir des brasseries et il y eut des arrêts de promulgués pour défendre la vente des boissons fortes, qui causaient surtout parmi les Sauvages des désordres lamentables. La Hontan disait, une quinzaine d’années plus tard : « L’eau-de-vie fait un terrible ravage chez les peuples du Canada, car le nombre de ceux qui en boivent est incomparablement plus grand que le nombre de ceux qui ont la force de s’en abstenir. Cette boisson qui est meurtrière d’elle-même, et que l’on ne porte pas en ce pays-là sans l’avoir mixtionnée, les consume si fort, qu’il faut avoir vu les funestes effets pour les croire. Elle leur éteint la chaleur naturelle et les fait presque tous tomber dans cette langueur qu’on appelle consomption. Vous les voyez pâles, livides et affreux comme des squelettes. »

En consultant les inventaires des mobiliers qui ont appartenu aux plus anciennes familles du Canada, nous avons été frappé de n’y point voir, au milieu de tant de petites choses énumérées avec soin, la mention d’épices. Ces produits des contrées lointaines étaient encore peu répandus en Europe ; le prix que les marchands y mettaient les rangeaient dans la classe des articles de luxe. La cherté, l’estime qu’on attache ordinairement à ce qui est rare, leur odeur agréable, la saveur qu’elles ajoutent aux liqueurs et aux mets leur donnait un prix inestimable. Chez nos poëtes des xiie et xiiie siècles on lit presque à chaque page les mots de canelle, muscade, giroffle et gingembre. Le goût des buveurs de bière se porta néanmoins bientôt vers l’emploi des épices, ils ne voulurent plus que des bières vigoureuses, et selon M. Le Grand d’Aussy, « de là vint cette expression populaire comme de la petite bière, pour exprimer un homme sans mérite, ou quelque chose qui ne fait aucune sensation. Afin d’avoir la bière telle qu’ils la désiraient, on y mettait jusqu’à du piment, de la poix-résine et des baies, choses, dit un statut, qui ne sont mie bonnes ne loyaux

  1. Voir tômes II, 71-2 ; III, 25, 107.