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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

des dépenses dont le gouverneur n’avait pas le contrôle. Frontenac continue : « Je croirais que, dorénavant, ce serait plus avantageux de faire passer de l’argent comptant pour remplir nos fonds que de les envoyer en marchandises, parce que, outre qu’il est en quelque façon honteux et fort onéreux pour tous les autres marchands que le roi ait ici un magasin six fois plus fort qu’aucun des leurs, je ne sais si le profit qu’on retire de la vente des marchandises qu’on y débite est aussi grand qu’on l’espérait pour augmenter les fonds de nos dépenses extraordinaires et s’il ne cause pas des embrouillements et des confusions où personne ne voit goutte, et moi encore moins qu’un autre. » Enfin, dit-il, si l’on ne frappe une monnaie particulière qui n’ait cours qu’en ce pays « il se trouvera entièrement dénué d’argent, parce qu’on en transporte tous les ans en France, ce qui fait ici beaucoup de tort aux affaires. »

La guerre qui éclata en 1689 ne ruina point le commerce du Canada ; il était d’avance presque anéanti. L’Angleterre ne souffrit pas moins dans les années 1684-1694, puisqu’elle perdit au delà de quatre mille bâtiments estimés à sept cent cinquante millions de francs. Les grandes dépenses que Louis XIV avait encourues pour soutenir la guerre le réduisait à fondre sa vaisselle d’or et d’argent. Les ordonnances du Canada cessèrent d’être honorées. Voyant que le crédit du roi baissait toujours et que les espèces manquaient plus que jamais, les habitants enfouirent les cartes à tel point que l’intendant n’eut plus bientôt la peine de signer des ordonnances ou des traites sur le trésor du royaume pour les racheter. Alors, s’aveuglant de plus en plus, les autorités émirent de nouvelles cartes, croyant tout de bon que ces papiers acquéraient une valeur réelle par le fait de la circulation. Cette démarche fut désastreuse. En 1702, il n’y avait au Canada ni or ni argent et les cartes n’inspiraient aucune confiance. En même temps la guerre recommençait. M. de Champigny, intendant, se donna tout le mal du monde pour faire rentrer ces cartes, mais comme on savait qu’il donnerait en échange des ordonnances ou autres papiers encore moins acceptables que les cartons, ceux-ci ne sortirent point de chez l’habitant, et pour payer les charges du service public on se remit à en faire de nouveaux, si bien qu’ils tombèrent tout-à-fait et qu’on ne voulut en recevoir sous aucun prétexte. Le commerce en fut entièrement dérangé. Quant aux habitants, ils attendirent avec patience des jours meilleurs.

Tout le fonds du commerce, en 1706, roulait sur six cent cinquante mille francs, avec une population de moins de dix-sept mille âmes, c’est-dire que l’argent était d’une rareté excessive, aussi les gens de la campagne vendaient-ils leurs denrées pour des cartes, sans exiger d’espèces sonnantes, et ils avaient grand soin de ne pas déclarer combien ils possédaient de ces cartes, de peur d’en voir diminuer la valeur.