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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

Il en résultait une gêne complète dans les petits achats, et les marchands reprirent la coutume d’émettre des « bons » valant trois, quatre et cinq sous. Bientôt on s’aperçut que les lettres d’échange n’étaient payées en France que le printemps, et qu’on n’en acceptait guère au delà du montant des produits de la traite expédiée du Canada. Ce triste état de choses n’en eut pas moins son état curieux : des gens furent arrêtés et punis pour avoir contrefait ce papier si peu respecté. Parmi nous la valeur des cartes était en proportion du crédit dont jouissaient les traites. N’oublions pas que la création des ordonnances avait été faite pour payer les officiers et les soldats, et satisfaire aux autres charges de l’administration ; de plus, l’argent français ayant dans la colonie une valeur d’un quart à peu près de plus que dans le royaume, les papiers et les cartons qui le représentaient étaient dépréciés en conséquence ; ainsi la carte de un franc pouvait à peine être acceptée pour quinze sous. C’était bien pis lorsque sur un certain nombre de lettres de change le trésorier de la marine se voyait forcé de refuser celles qui se trouvaient en excès de la somme placée entre ses mains. Cet excédant était transformé en billets de caisse ou secondes ordonnances payables au porteur, mais seulement l’année suivante ; peu ou point de ces dernières valeurs retournaient dans la colonie. Par contre, les cartes d’abord, les ordonnances primitives ensuite, inspiraient une certaine confiance, et les cartes avant tout passaient de main en main de manière à rester dans le pays, ce qui trompa l’administration et lui fit croire qu’elle pouvait imprimer un supplément de ces valeurs aléatoires sans affecter le crédit général ; grave erreur dont la conséquence retomba sur les habitants, car dès l’instant où l’on s’aperçut que les monnaies de cartes augmentaient en nombre, il y eut une panique qui ramena leur importance au niveau du bas crédit de la colonie. Ceux qui avaient accepté pour un franc valant l’un de ces cartons, et qui en connaissaient la dépréciation avaient vendu le produit de leurs fermes à un prix qui ramenait le franc à quinze sous ; jusque-là tout était bien, mais quand le trésorier de la marine ne répondit plus à toutes les lettres d’échange et que de nouvelles cartes tombèrent sur le marché par surcroit d’embarras, l’habitant comprit que le franc se réduisait à huit sous peut-être moins, et qu’il fallait être prudent ; tout le commerce se trouva paralysé. La guerre des Iroquois surgissant en ce moment, compliqua la situation, si bien que les habitants se replièrent sur eux-mêmes et ne virent plus que d’un œil soupçonneux les opérations du gouvernement. Ce fut la seconde époque de l’industrie que l’on pourrait appeler nationale. Depuis une douzaine d’années le succès de la culture avait toujours été croissant ; un élan commercial se faisait sentir ; le bien-être qui en résultait amenait le luxe ou tout au moins quelque jouissance dans les habillements, mais à la vue d’un déficit qui effrayait les plus hardis on retourna vers les anciennes coutumes qui étaient de se pourvoir soi-même des étoffes fabriquées dans le pays. Les marchands sentirent le contre-coup de ce mouvement national. Leur position était néanmoins de celles qui se condamnent par elles-mêmes, et l’habitant resta vainqueur sur toute la ligne. Sans avoir créé de dettes nouvelles, le Canada ne valait plus rien pour les commerçants, puisque les colons suffisaient à leurs besoins, et sans presque rien tirer des magasins, vendaient le produit de leurs terres aux