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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

chemins dans le feu ! Leurs habitations sont situées sur les bords du fleuve Saint-Laurent. Les pauvres ont quatre arpents de terre de front, et trente ou quarante de profondeur. Comme tout ce terrain n’est qu’un bois de haute futaie, ils sont obligés de couper les arbres, et d’en tirer les souches, avant que d’y pouvoir mettre la charrue. Il est vrai que c’est un embarras et de la dépense dans les commencements, mais aussi dans la suite on s’en dédommage en fort peu de temps, car dès qu’on y peut semer, ces terres vierges rapportent au centuple. On sème le blé dans le mois de mai, et la récolte s’en fait à la mi-septembre. On ne bat point les gerbes sur le champ ; on les serre dans la grange à la manière de nos provinces septentrionales, et l’on ne prend le fléau qu’en hiver, parce qu’alors le grain se sépare plus facilement de l’épi. On y sème aussi de ces petits pois dont nos amateurs de bonne chère font tant de cas, et dont, plutôt par une sorte d’ostentation, que par impatience de gueule, on achète si fort la nouveauté. Nous vivons ici très commodément ; l’on y mange et l’on s’y chauffe à grand marché : le grain, la viande et la volaille, ces trois capitales munitions de bouche, coûtent peu, et nous aurions le bois presque pour rien, sans le transport qui, cependant, est fort peu de chose. Tous les grains sont aussi fort communs… Il y a près de cent ans, comme vous savez, que les Français possèdent le Canada. Tout le monde y est bien logé et bien meublé, la plupart des maisons sont de bois à deux étages ; les cheminées sont extrêmement grandes, car on y fait des feux à les sentir de loin, mais qui font grand plaisir, je vous assure, depuis décembre jusqu’en avril, tant le froid pénètre pendant ces quatre mois. Les raisonneurs attribuent cela au grand nombre de montagnes qui sont dans ce vaste continent. Le fleuve ne manque jamais d’être gelé durant ce temps-là, malgré le flux et le reflux de la mer, et la terre est aussi couverte de trois ou quatre pieds de neige, ce qui paraît surprenant pour un pays situé au 47e degré de latitude et quelques minutes. Quoiqu’il en soit, les jours y sont en été plus longs qu’à Paris, ce qui me paraît extraordinaire. Ils sont si beaux et si sereins, qu’il ne paraît pas en trois semaines un nuage sur l’horizon… Deux sortes de gens habitent ce pays-ici, les uns sont venus de France avec quelque argent pour s’y établir. Les autres sont des officiers et des soldats du régiment de Carignan qui, se voyant cassés, il y a trente ou quarante[1] ans, vinrent ici changer l’épée en bêche, et le métier de tuer les hommes en celui de les faire vivre, je veux dire la guerre en agriculture. Tous ces nouveaux venus ne furent point embarrassés à trouver du fond : on les mit à même de la haute futaie, et on leur en donna tant qu’ils en voudraient défricher, (car tout ce vaste continent n’est qu’une forêt). Les gouverneurs-généraux leur donnèrent des concessions, pour trois ou quatre lieues de front et de la profondeur à discrétion ; en même temps ces officiers accordèrent à leurs soldats autant de terrain qu’ils souhaiteraient, moyennant un écu[2], de fief par arpent… On se sert de traîneaux, tant à la ville qu’à la campagne, pour voitures d’hiver ; les chevaux qui les traînent semblent être de vraies machines, tant ils sont

  1. Tout au plus seize ans avant 1684. On sait comment ce corps avait été licencié.
  2. Le plus souvent beaucoup moins que cela.