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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

ville. J’y suis depuis quinze jours (ceci est daté du 2 octobre 1685). Les troupes sont ordinairement logées chez les habitants des côtes ou seigneuries, depuis le mois d’octobre jusqu’à celui de mai. L’habitant, qui ne fournit simplement que l’ustensile à son soldat, l’emploie à couper du bois, à déraciner des arbres, à défricher des terres ou à battre du blé dans les granges durant tout ce temps, moyennant dix sols par jour outre sa nourriture. Le capitaine y trouve aussi son compte, car pour obliger ses soldats à lui céder la moitié de leur paie, il les contraint de revenir, trois fois la semaine, chez lui, pour faire l’exercice. Or, comme les habitations sont éloignées de quatre ou cinq arpents les unes des autres et qu’une côte occupe deux ou trois lieues de terrain de front, ils aiment bien mieux s’accorder avec lui que de faire si souvent tant de chemin dans les neiges ou dans les boues. À l’égard des soldats qui ont de bons métiers, le capitaine est assuré de profiter de leur paie entière, en vertu d’un congé qu’il leur donne pour aller travailler dans les villes ou ailleurs. Presque tous les officiers se marient en ce pays-là… Il y en a quelques-uns qui ont trouvé de bons partis, mais ils sont très rares. Ce qui fait qu’on se marie facilement c’est la difficulté de pouvoir converser avec les personnes de l’autre sexe. Il faut se déclarer aux pères et mères au bout de quatre visites qu’on fait à leurs filles : il faut parler de mariage ou cesser tout commerce sinon la médisance attaque les uns et les autres comme il faut… Dès que nous eûmes mis pied à terre, l’année dernière, M. de la Barre envoya nos trois compagnies en quartier aux côtes du voisinage de Québec. Ce mot de côtes n’est connu en Europe que pour côtes de la mer, c’est-à-dire les montagnes, les dunes et tout autre sorte de terrain qui la retiennent dans les bornes, au lieu qu’ici, où les noms de bourgs ou de villages sont inconnus, on nomme côtes certaines seigneuries dont les habitations sont écartées de deux ou trois cents pas et situées sur le rivage du fleuve Saint-Laurent. On dit, par exemple : telle côte a quatre lieues d’étendue, une autre en a cinq. »

M. Denonville avait demandé au ministre l’autorisation d’élever un fort en pierre à Niagara, pour gêner autant que possible les Anglais que le gouverneur Dongan poussait à s’emparer du commerce des lacs. Mais Dongan était trop libre dans ses mouvements, trop hardi dans sa politique et trop rusé pour se laisser devancer par un adversaire dont l’expérience était nulle et qui avait les mains liées. Il convoqua à Albany les députés des cantons iroquois, chauffa leur imagination et les prépara à une lutte prochaine. Quelques maraudeurs donnèrent à connaître aux Français le danger qui menaçait leurs établissements. L’été de 1686, M. Denonville utilisa les services des pères jésuites comme parlementaires ; la saison se passa dans l’attente de la guerre ouverte. Les courses des Iroquois devenaient plus fréquentes ; bientôt il n’y eut plus à douter de la tournure que prenaient les choses, mais Louis XIV intervint auprès du cabinet de Londres et fit embarquer, au printemps de 1687, huit cents hommes de troupes[1], assez mauvaises recrues il est vrai, dont la présence dans la colonie eut un effet prodigieux. M. Denonville se monta la tête. Il fit emprisonner, puis

  1. Commandés par le chevalier Philippe de Rigaud de Vaudreuil, le même qui devint gouverneur de la Nouvelle-France.