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reconnus par des notes signées des commis ; en échange de ces billets, le même magasin livrait les outils et les effets d’habillement dont les colons ne pouvaient se passer et qu’ils n’étaient pas libres d’acheter ailleurs.

Pierre Boucher écrivait en 1663 : « Je suppose que je parle à des personnes qui ne viennent s’établir dans le pays à autre dessein que d’y faire un revenu, et non pas pour y faire marchandise. Il serait bon qu’un homme qui viendrait pour habiter apportât des vivres du moins pour un an ou deux, si faire se peut ; surtout de la farine, qu’il aura à beaucoup meilleur marché en France, et même n’est pas toujours assuré de trouver ici pour son argent ; car s’il venait grand monde[1] de France sans en apporter, et qu’il arrivât une mauvaise année pour les grains, comme Dieu nous en garde, ils se trouveraient bien empêchés. Il est bon aussi de se fournir de hardes, car elles valent ici le double qu’en France. L’argent y est aussi plus cher ; il y a hausse du quart, en sorte qu’une pièce de quinze sous en vaut vingt : ainsi à proportion du reste. Un homme qui aurait de quoi, je lui conseillerais d’amener ici deux bons hommes de travail, pour défricher les terres, ou davantage même s’il a le moyen : c’est pour répondre à la question, si une personne qui emploierait trois ou quatre mille francs pourrait faire quelque chose ; il se mettrait en trois ou quatre ans bien à son aise, pourvu qu’il veuille user d’économie, comme j’ai déjà dit. La plupart de nos habitants qui sont ici sont des gens qui sont venus en qualité de serviteurs, et après avoir servi trois ans chez un maître, se mettent à eux : ils n’ont pas travaillé plus d’une année qu’ils ont défriché des terres et qu’ils recueillent du grain plus qu’il n’en faut pour les nourrir. Quand ils se mettent à eux, d’ordinaire ils ont peu de chose ; ils se marient ensuite à une femme qui n’en a pas davantage ; cependant, en moins de quatre ou cinq ans, vous les voyez à leur aise s’ils sont un peu gens de travail, et bien ajustés pour des gens de leur condition. Tous les pauvres gens seraient bien mieux ici qu’en France, pourvu qu’ils ne fussent pas paresseux ; ils ne manqueraient pas ici d’emploi, et ne pourraient pas dire ce qu’ils disent en France, qu’ils sont obligés de chercher leur vie, parce qu’ils ne trouvent personne qui leur veuille donner de la besogne ; en un mot, il ne faut personne ici, tant homme que femme, qui ne soit propre à mettre la main à l’œuvre, à moins que d’être bien riche. Le travail des femmes consiste dans le besoin de leur ménage, à nourrir et à panser leurs bestiaux ; car il y a peu de servantes ici ; ainsi les femmes sont contraintes de faire leur ménage elles-mêmes ; toutefois, ceux qui ont de quoi prennent des valets, qui font ce que ferait une servante… Dans mon voyage de France, je rencontrai quantité de personnes qui me demandaient si le blé venait en la Nouvelle-France, et si l’on y mangeait du pain. C’est ce qui m’a obligé à faire ce chapitre pour désabuser ceux qui croyent que l’on ne vit en ce pays ici que de racines, comme on fait aux îles Saint-Christophe. Ils sauront donc que le blé froment y vient très bien ; et on y fait du pain aussi beau et aussi blanc qu’en France. Les seigles viennent plus que l’on ne veut ; toutes sortes d’orges et de pois y croissent fort beaux, et l’on ne voit pas

  1. Les arrivages d’émigrants commençaient à être nombreux.