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avoir de quoi se bien mettre, sinon, on retranche sur la table pour être bien vêtu. Aussi faut-il avouer que les ajustements font bien à nos créoles. Tout est ici de belle taille, et le plus beau sang du monde dans les deux sexes ; l’esprit enjoué, les manières douces et polies sont communs à tous ; et la rusticité, soit dans le langage, soit dans les façons, n’est pas même connue dans les campagnes les plus écartées. Les Canadiens, c’est-à-dire les créoles du Canada, respirent en naissant un air de liberté qui les rend fort agréables dans le commerce de la vie ! »

Si Charlevoix est ancien, il n’en est pas moins vrai que le type qu’il retrace est encore au grand complet dans nos campagnes. À la ville, d’inévitables changements se sont produits, mais seulement dans certains détails. Le fond est resté partout le même.

Comment donc un écrivain de notre siècle, M. Pavie, a-t-il pu dire : « L’Acadien, le Canadien, ou mieux le Français a puisé au fond des forêts du Nouveau-Monde ce qui lui manquerait en France, grâce à son heureux climat : le désir irrésistible de changer de lieux, de tout entreprendre, d’être dans une année cultivateur, marin, constructeur, pêcheur et charpentier. Il a perdu l’air gai[1] la physionomie expansive de nos paysans, mais ses membres robustes, endurcis à la fatigue, aux privations, sont dignes des anciens Francs ; son visage grave et parfois mélancolique dénote l’homme consommé dans les choses de ce monde, qui n’a jamais su lire[2] ni spéculer, mais éprouver et sentir. Ainsi c’est au Canada qu’il faut aller chercher les traces de ce que nous fûmes jadis, quand la Gaule n’était que forêts à peine entamées par les bourgades et les villages, tant il est vrai que le climat influe d’une manière toute puissante sur notre organisation, et que l’aspect de la solitude[3] emplit l’âme au point de faire perdre les primitives idées de société ? »

L’abbé Brasseur de Bourbourg raconte qu’un Américain, résumant une conversation qui avait roulé sur l’altération non-seulement des traits physiques, mais aussi du caractère qui distinguent les Yankees des Anglais, lui aurait dit : « Par la figure et par le caractère, nous sommes devenus des Hurons. » Il faut être de la force de l’abbé Brasseur pour écrire que les Américains ont emprunté quoi que ce soit des Hurons ou de n’importe quelle tribu sauvage ! Cet écrivain est le même annaliste phénoménal qui s’est mêlé de « composer » une histoire du Canada. Des gens consciencieux et très bien posés le citent comme une autorité en matières américaines. Il a écrit sur les antiquités du Mexique, sans réussir à contenter les antiquaires ; mais son raisonnement sur la dégénérescence des Canadiens est fort du goût de M. Pavie, qui est venu au Canada et qui, comme nous l’avons vu, confirme les opinions de l’abbé.

Eh bien ! est-ce que nous ne serons pas plus longtemps Gaulois ? Il va donc falloir redevenir sauvages ?

  1. Notre gaîté est proverbiale.
  2. L’instruction des Canadiens est supérieure à celle de la plupart des peuples civilisés.
  3. Une solitude comparable à celle des plus belles provinces de France.