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« Je vais lui dire son fait, à ce joli mois de mai ! » s’écriait Lesage. Et là-dessus il rédigeait des alinéas terribles… qui ne paraissent pas avoir produit grand résultat ; car on chante toujours les délices imaginaires de notre printemps, comme si nous avions un printemps.

« Hier encore, on me disait : « Voilà la navigation qui s’ouvre. » Je répondis : « Attendez le dernier jour d’avril, selon la coutume. »

« Nous avons enlevé les doubles-châssis, » dit un autre. Un mois trop tôt, comme de coutume. »

« Il faudrait démonter les poêles, » assure celui-ci. Pas avant le quinze de mai, mon bon, et encore vous le regretterez au temps de la canicule, par une journée de pluie et de vent froid, comme de coutume.

« Pourquoi portez-vous ce casque de fourrure en plein milieu du mois d’avril ? — Parce que j’ai la tête glacée ; et vous ? — C’est vrai, le rhume n’est pas loin. » Eh bien ! mettez aussi votre casque. Il faut se guider sur la température, et non pas d’après le calendrier.

« Mais le ciel est bleu comme en Italie ; pas de brouillards ; la terre est découverte, les corneilles sont de retour, les forestiers reviennent en foule, c’est la fin de l’hiver. » Oui, une fin qui ressemble à un épilogue en deux volumes. À quoi vous sert d’être né sur nos bords, de père en fils, depuis sept générations, si vous n’avez pas appris à mieux juger du temps ? Vous êtes de force à acheter un almanach.

« Lorsque je rencontre, à la ville ou à la campagne, une apparence de printemps, il me prend fantaisie de réciter ces vers de Victor Hugo :

Si vous n’avez rien à me dire,
Pourquoi passez-vous par ici ?

« Il est vrai que le printemps fait, chaque année, le tour du monde ; mais, en voyageur capricieux, il ne suit pas une latitude fixe. Son plaisir est de contourner les îles et les continents. Un rien le fait biaiser. La moindre montagne le rend peureux. Ce n’est pas lui qui se mettrait à la recherche des enfants du capitaine Grant. Après avoir réjoui des contrées qui ne sont pas plus au nord que la nôtre, il fait un raccroc et incline au sud, exerçant contre nous une sorte de vengeance. Où cela remonte-t-il ? À quelque désagrément qu’il aurait eu avec les sauvages du Canada ; car, dès avant Jacques Cartier, il exécutait strictement le même programme, preuve que ce n’est pas à nous qu’il en voulait. Faudrait lui apprendre que les sauvages sont disparus, et tâcher de conclure la paix avec lui pour notre compte particulier. Il ne s’agit pas d’être fiers, puisque nous ne sommes pas fautifs. Peut-être aussi vaudrait-il mieux confier l’affaire au gouvernement et à ses ingénieurs. On assure qu’il suffirait de barrer le détroit de Belle-Isle, d’attirer sur nos côtes un bras du gulf stream et de dégeler la baie d’Hudson. Le « public intelligent » se prononcera sur l’àpropos de l’entreprise. Nous n’en voulons qu’aux poètes, gens fort aimables mais têtus, qui persistent à vouloir nous faire prendre des mottes de terre pour des coquelicots. »

La part des récriminations est belle, comme on voit. L’éloge et le blâme peuvent sortir