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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

comme en France. Les pois sont plus tendres et meilleurs que ceux qu’on y apporte par la navigation. Les herbes potagères y viennent fort bien ; il en faut apporter des graines… Nous avons ici des bœufs et des vaches qui nous servent à labourer les terres défrichées. On a, cette année, amené quelques ânes[1] qui rendront de très bons services. Les chevaux[2] pourraient servir, mais rien ne presse d’en amener… Un pauvre homme, chargé de femme et d’enfants, ne doit point passer ici les premières années avec sa famille, s’il n’est aux gages de messieurs de la compagnie, ou de quelqu’autre qui les y veuille prendre ; autrement il souffrira beaucoup et n’avancera rien. Le pays n’est pas encore en état de soulager les pauvres qui ne sauraient travailler. Mais s’il se rencontrait de bons jeunes garçons, ou hommes mariés bien robustes, qui sussent manier la hache, la houe, la bêche et la charrue, ces gens là, voulant travailler, se rendraient riches en peu de temps en ce pays, où enfin ils pourraient appeler leurs familles… On fait maintenant venir de France tant de farines qu’on risque sur la mer ! Si quelqu’un avait ici des blés pour racheter ces risques et l’embarrassement des vaisseaux, il en tirerait bien du profit. Il y a tant de forts et robustes paysans en France qui n’ont pas de pain à mettre sous la dent — est-il possible qu’ils aient si peur de perdre la vue du clocher de leur village, comme l’on dit, et qu’ils aiment mieux languir dans leurs misères et pauvretés que de se mettre un jour à leur aise parmi les habitants de la Nouvelle-France… Le plus de bonnes farines qu’on peut faire passer c’est le meilleur et le plus assuré. M. de Repentigny en a apporté pour deux ans, en quoi il a fait sagement. »

Lescarbot, écrivant un quart de siècle avant le père Le Jeune, donnait une verte leçon à ses compatriotes. « Les Français et presque toutes les nations du jour d’hui (j’entends de ceux qui ne sont mis au labourage) ont cette mauvaise nature qu’ils estiment déroger beaucoup à leur qualité de s’adonner à la culture de la terre, qui néanmoins est à peu près la seule vocation où réside l’innocence. Et de là vient que chacun fuyant ce noble travail exercé de nos premiers pères, des rois anciens et des plus grands capitaines du monde, et cherchant de se faire gentilhomme aux dépens d’autrui, ou voulant apprendre tant seulement le métier de tromper les hommes, ou se gratter au soleil, Dieu ôte sa bénédiction de nous, et nous bat aujourd’hui et dès long temps en verge de fer, si bien que le peuple languit misérablement de toutes parts, et voyons la France remplie de gueux mendiants de toutes espèces, sans comprendre un nombre infini qui gémit sous son toit et n’ose faire paraître sa pauvreté. » Au Canada, les défricheurs cherchaient à se faire gentilshommes en cultivant la terre et en établissant leurs familles sur des « biens » plus solides que les influences de caste et les faveurs des grands. Ceux-là mêmes qui dirigeaient les autres, ces seigneurs qui s’enfonçaient dans les bois comme de simples agents de colonisation, et qui vivaient du travail de chaque jour, aimaient les « habitants » et les encourageaient de la parole comme de l’exemple.

  1. En 1667, deux gros ânes du Mirbelais furent achetés pour le Canada. Talon remarque dans une de ses lettres que, de son temps (1666-72), on ne put jamais acclimater les ânes dans le Canada. La même observation a pu être faite jusqu’à ce jour, ajoute gaîment M. l’abbé Ferland (Cours, ii, 63, 330).
  2. En 1647, on envoya de France un cheval à M. de Montmagny. Il en vint douze en 1665. Le canot d’écorce était plus utile que ces quadrupèdes ; car les routes étaient alors les rivières : ces chemins qui marchent.