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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

« En 858, l’abbé de Saint-Denis fut pris par les Normands. On donna pour sa rançon six cent quatre-vingt-cinq livres d’or, trois mille deux cent quarante livres d’argent, des chevaux, des bœufs et plusieurs serfs de son abbaye avec leurs femmes et leurs enfants.

« Un pauvre gentilhomme se présenta un jour, avec deux filles qu’il avait, devant Henri, surnommé le Laye, comte de Champagne, et le pria de vouloir bien lui donner de quoi les marier. Artaud, intendant de ce prince, devenu riche, dur, arrogant comme tout intendant, repoussa ce gentilhomme en lui disant que son maître avait tout donné, qu’il ne lui restait plus rien à donner. « Tu as menti, vilain, lui dit le comte ; je ne t’ai pas encore donné ; tu es à moi. Prenez-le, ajouta-t-il en s’adressant au gentilhomme ; je vous le donne et je vous le garantirai. » Le gentilhomme s’empara d’Artaud, l’emmena, et ne le lâcha point qu’il ne lui eut payé cinq cents livres pour le mariage de ses deux filles.

« Louis le Gros (1108-1137) est le premier de nos rois qui commença d’affranchir les serfs dans les villes et gros bourgs de son domaine ; c’est-à-dire qu’ils cessèrent d’être attachés aux lieux où ils étaient nés, et qu’il leur fut permis à l’avenir de s’établir où bon leur semblerait. Peu après, la plupart des seigneurs, pour se mettre en équipage dans le temps des croisades, ruinés par ces guerres d’outre-mer, ou par la dépense qu’ils avaient faite aux cours plénières et aux tournois, affranchirent aussi leurs sujets, moyennant de grosses sommes qu’ils en tirèrent.

« Les villes, bourgs et villages qui se rachetèrent acquirent de leurs seigneurs la permission de se choisir un maire et des échevins. Cette permission était confirmée par le roi, et, afin qu’elle fût plus solide, le seigneur donnait pour caution un certain nombre de gentilshommes et de prélats du voisinage. Les gentilshommes s’engageaient à prendre les armes contre lui, s’il contrevenait au traité, et les évêques promettaient, s’il manquait de l’exécuter, de mettre ses terres en interdit.

« Le peuple, devenu libre, demanda des lois, car jusqu’alors il n’y en avait pas eu. Le seigneur du lieu avait été et la loi et le juge. Chaque seigneur en donna de plus ou de moins favorables, selon sa manière de voir et ses dispositions en faveur des nouveaux affranchis. De là vient cette multitude de coutumes qui régirent par la suite les diverses provinces de la France.

« Les affranchis voulurent aussi jouir de l’avantage que possédaient la noblesse et le clergé, de n’être jugés que par leurs pairs (c’est-à-dire leurs égaux en rang). Ils demandaient que leurs juges fussent choisis parmi la bourgeoisie ; ils obtinrent leur demande, et beaucoup de ces nouveaux juges prirent le nom de « pairs bourgeois. » La justice, néanmoins, se rendait au nom du seigneur, et il y avait appel de ces premiers juges aux siens.

« Ce changement fut avantageux au royaume. Les villages se multiplièrent, et il n’y eut plus de terres incultes. Le paysan, devenu libre et maître de son industrie, se fit fermier de son seigneur, et prit à cens ou à champart les terres que, quelques jours avant, il faisait valoir comme esclave. Les villes furent plus peuplées ; les habitants s’y adonnèrent aux sciences, aux arts, au commerce : les Français, jusque là, s’étaient peu mêlés de négoce ;