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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS


Ils ont dû tressaillir dans la forêt sacrée
Les os de nos aïeux ! Ma poussière exécrée
N’y reposera pas.
Les fils de nos enfants, bien loin d’ici peut-être,
Dispersés, malheureux, maudiront un roi traître,
Qu’on nommera tout bas.

« Taiguragny l’a dit : l’étranger est perfide,
Ses présents sont trompeurs, et la main est avide
Qui nous donne aujourd’hui :
Elle prendra demain mille fois davantage,
Mon peuple n’aura plus, bientôt, sur ce rivage,
Une forêt à lui.

« Taiguragny l’a dit : de ses riches demeures,
Où, dans les voluptés, il voit couler ses heures,
Leur roi n’est pas content.
Il lui faudrait encore et mes bosquets d’érables,
Et l’or qu’il veut trouver caché parmi les sables
De mon fleuve géant.

« Jeunes gens, levez-vous et déterrez la hache,
La hache des combats ! Que nulle peur n’arrache
À vos cœurs un soupir !
Comme un troupeau d’élans ou de chevreuils timides,
Tous ces fiers étrangers, sous vos flèches rapides,
Vous les verrez courir.

« Mais inutile espoir ! Leur magie est plus forte,
Et son pouvoir partout sur le nôtre l’emporte ;
Leur Dieu, c’est un Dieu fort !
Quand il fut homme, un jour, dans un bien long supplice,
De ceux dont il venait expier la malice
Ce Dieu reçut la mort.

« Domagaya l’a dit : les tribus de l’aurore
Ni celles du couchant, plus savantes encore,
N’ont jamais inventé
De tourments plus cruels ; mais, chef plein de vaillance,
Le Dieu des étrangers a souffert en silence,
Puis au ciel est monté. »

Ainsi parlait le roi dans son âme ingénue ;
Et lui-même bientôt sur la flotte inconnue,
Il partait entraîné.
Ses femmes, ses sujets hurlèrent sur la rive,
Criant : Agouhanna[1] ! De leur clameur plaintive
Cartier fut étonné.
 

  1. Seigneur, chef, roi. Cartier fait un tableau pitoyable des cris des Sauvages qui voyaient les vaisseaux s’éloigner emportant leur prince et ses compagnons.