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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

que quelques fois ils sont contraints de vivre de certains coquillages et manger leurs chiens et peaux de quoi ils se couvrent contre le froid. Je tiens que qui leur montrerait à vivre et leur enseignerait le labourage des terres et autres choses, ils apprendraient fort bien ; car il s’en trouve assez qui ont un bon jugement et répondent à propos sur ce qu’on leur demande… Tous ces peuples sont gens bien proportionnés de leur corps, sans difformité, et sont dispos. Les femmes sont aussi bien formées, potelées, et de couleur basannée, à cause de certaines peintures dont elles se frottent, qui les fait demeurer olivâtres… La terre est fort propre et bonne au labourage, s’ils voulaient prendre la peine d’y semer des blés d’Inde, comme font tous leurs voisins Algonquins, Hurons et Iroquois, qui ne sont attaqués d’un si cruel assaut de famine pour y savoir remédier par le soin et prévoyance qu’ils ont, qui fait qu’ils vivent heureusement au pris de ces Montagnais, Canadiens et Souriquois qui sont le long des côtes de la mer. »

« Il mourut, en ce mois de novembre, poursuit Champlain, un matelot et notre serrurier (Antoine Nantel), de la dyssenterie, comme firent plusieurs Sauvages, à force de manger des anguilles mal cuites… Les maladies de la terre commencèrent fort tard, qui fut en février jusqu’à la mi-avril. Il en fut frappé dix-huit et en mourut dix, et cinq autres de la dyssenterie… Quelque temps après, notre chirurgien (Bonnerme) mourut. » Champlain ajoute à ces lignes des observations très sensées touchant le mal-de-terre, qu’il attribue au trop grand usage de viandes salées et au manque de bon pain. On s’informa de l’arbre (épinette blanche) dont Cartier avait tiré un si puissant remède dans une circonstance analogue ; mais les Sauvages, qui n’étaient plus les mêmes d’autrefois, n’en connaissaient rien.

Le lecteur d’aujourd’hui, habitué à tirer une jouissance et un redoublement de santé de l’hiver canadien, parcourt avec surprise les récits des premiers voyageurs qui ont traversé les neiges de ce pays ; mais il faut compter avec les choses du temps. Les compagnons de Champlain n’étaient guère mieux pourvus que les Sauvages pour supporter les inconvénients de ce climat. Le costume, la nourriture, le chauffage des habitations, tout était ou insuffisant ou très mal entendu. Rien ne germe aussi difficilement dans la tête des hommes qu’une idée pratique. Nous procédons toujours du composé au simple, au lieu d’aller du simple au composé. Conçoit-on que des êtres intelligents, engagés à passer six mois d’une saison extrêmement rigoureuse loin des secours de leurs compatriotes, n’aient pas songé à se pourvoir de poêles, ni à abattre du bois d’avance afin de s’épargner les fatigues et les misères d’un pareil charroyage dans les hautes neiges ? Cela s’est vu, cependant, plus d’une fois. Et la nourriture ? Des tranches de lard salé, tandis que le gibier, petit et gros, abondait aux portes ; mais il eût fallu être chasseur, et personne ne l’était. Ces escouades d’hivernants, amenées les unes après les autres à Tadoussac, à Sainte-Croix, à Port-Royal et à Québec, étaient composées d’artisans, de domestiques et de journaliers, gens pris dans les villes, classe d’hommes sans initiative. Il en eût été autrement si on eût recruté dans les campagnes. Le cultivateur, ou le premier venu de son village, est dressé à l’art de se suffire à lui-même, non-seulement il sait produire le blé qui fait du pain, mais il imagine, sans effort,