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réflexions sur l’art des vers

la durée entre les syllabes selon une proportion constante, différencie le vers de la prose. Or Victor Hugo exploite l’irrégularité des rythmes fragmentaires avec une maîtrise incomparable. Ces rythmes, dans le vers classique, avaient, en quelque sorte, aliéné toute leur musique individuelle à l’harmonie générale du rythme régulier qui les enserre et les entraîne dans son mouvement ; de là une tendance à la monotonie, un ronronnement qui assoupit la musique du vers. Victor Hugo rend à celle-ci la variété dans l’unité en restaurant les caractères abolis du rythme irrégulier des hémistiches. Il sait conserver tout entière au style du vers la qualité la plus difficile à y sauvegarder, la pleine aisance, l’indépendance des battements du cœur marqués par les temps syllabiques ; d’autre part, il sait reconnaître à la discipline ses droits en imposant pour cadre à la troupe irrégulière des syllabes émancipées une rime sévère et solide. Il transpose l’importance relative attribuée, dans le vers traditionnel, à la césure et à la rime ; il la fait passer de l’une à l’autre ; dans son vers la