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réflexions sur l’art des vers

y est devenu étonnamment plat. Il faut un don natif, développé par un long exercice, pour s’exprimer en vers avec la même fidélité à sa pensée, avec le même air d’aisance qu’en prose. Ce qui rend la médiocrité plus odieuse dans la première de ces formes littéraires que dans la seconde, c’est que le style y perd jusqu’à la sincérité. Dans le langage des vers la maladresse fait mentir. Tandis que, en prose, la pensée moule elle-même sa forme, elle la reçoit du vers mesurée d’avance ; c’est à elle à s’y ajuster. Quand elle n’y réussit pas, elle est gênée et, par suite, aliène son caractère propre, ne semble plus ni originale ni distinguée. On devine tout de suite qu’elle a endossé un habit qui n’était pas fait pour elle. Souvent, dans l’espoir d’éviter cet inconvénient, elle préfère se travestir, surprendre, éblouir par le clinquant. Pour la pensée du vrai poète, le vers n’est ni une camisole de force ni un costume ; il est le vêtement qui lui sied, un manteau royal qu’il faut savoir draper et que la roture intellectuelle et morale ne portera jamais bien.