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Et que nul vrai chagrin n’a causé ta pâleur ;
Mais cependant tu vis ! et si tu n’as point d’âme,
Quelque ombre d’âme en toi déjà rêve et se pâme,
Avec une ombre aussi de joie ou de douleur ;

Il ne fait pas sans doute une nuit si complète
Dans ton être vêtu de la candeur du jour,
Que nul rayon n’y filtre et que rien n’y répète
La vague obsession des zéphyrs d’alentour.
Non, certes, pas un être en la Nature entière,
Dès qu’il tend vers l’azur, n’est tout à fait matière ;
En toi vibre un écho, faible et lointain, d’amour !

Frais papillon, dont l’aile en oscillant voltige
Autour de ce beau lis, et qui, blanc comme lui.
Sembles vaguer dans l’air comme une fleur sans tige,
Tu vis plus que la fleur ; sans connaître l’ennui
D’une immobilité qu’un soufiîe ébranle à peine,
Toi tu vas, à ton gré, du lis à la verveine,
Et peux sucer demain d’autre miel qu’aujourd’hui.

Nourri de sucs plus fins qu’un sens devine et goûte,
Tu jouis davantage et tu discernes mieux ;
Ta face offre au soleil des miroirs, et, sans doute,
Ce que tu vois du monde apparaît à tes yeux
Comme une mosaïque aux teintes délicates.
Un chaos nuancé d’opales et d’agates,
Confus mélange en toi de la terre et des cieux.