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De lui-même et sans bruit l’arbre se découroune,
Dispersait dans la mort avec un froid plaisir
Toute sa frondaison d’espoir et de désir.
Vous m’êtes familiers, ô vol pesant des heures,
Soupirs que nul n’entend, larmes intérieures
Qui baignez mon orgueil généreux abaissé
Comme la pluie inonde un temple renversé ;
Mais cette angoisse-là, je l’ignorais encore.

Je partis. J’errais, l’âme embaumée et sonore,
Et, dans ma rêverie aux vagues profondeurs,
J’écoutais, en marchant, d’un monde de chanteurs
Se répondre et mourir toutes les voix mêlées,
Comme un peuple d’échos perdus dans les vallées.
O musique, torrent d’ivresse et de langueur,
Vague pour la raison, mais si précise au cœur,
Qui, surprenant dans l’air des plaintes naturelles,
Fais parler l’espérance et la douleur entre elles,
Langage universel comme l’est le baiser,
Ton sanglot doux au cœur y tinte à le briser !

Au retour, je trouvai tous mes livres d’étude
Épars dans ce désordre où se plaît l’habitude,
Et ces frères disaient : « Nous t’avons attendu ;
Quelle pâleur ! quel trouble ! imprudent, d’où viens-tu ? »
Rompant leur digue enfin, mes larmes enhardies
Coulaient, et maudissaient toutes ces mélodies,
Fleurs couvertes d’un voile, exhalant ici-bas
L’encens d’un paradis que je ne voyais pas.