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« Hégel vient. Sa pensée aux efforts téméraires
Du devenir sans fin veut gravir les degrés
Où naissent de l’hymen étrange des contraires
Les êtres, du néant jusqu’à l’homme engendrés.
Elle prétend dicter ses propres lois à l’Être.
Vain rêve ! Elle ressemble au lierre, dans la tour,
Qui grimpe obstinément de fenêtre en fenêtre
Pour aspirer la vie et voir un peu de jour.
L’édifice croulant de toutes les doctrines
Dans son âpre montée est son soutien peu sûr ;
On ne sait si ce lierre est l’étai des ruines
Ou, pour ne pas tomber, se cramponne au vieux mur.

« Par le dernier regard que sa philosophie
A plongé dans l’abime où frissonne la vie,
L’homme de son audace est mal récompensé.
On dirait que sur lui le mystère offensé
Se venge en s’éclairant d’un faux jour qui le blesse
Et que, pour châtier sa hautaine faiblesse,
Dans l’œuvre universelle il ne lui laisse voir
Qu’un long enfantement d’infini désespoir.
Héraclite renaît, prouvant que tout conspire
Dans ce monde mauvais à le vouer au pire.
L’art d’un Machiavel en a tramé le sort :
L’Être veut, le vouloir s’efforce, et tout effort
Est douleur. Le progrès, conquête dérisoire.
N’offre au mal, seul réel, qu’un remède illusoire ;
Les sciences, les arts ne font que découvrir
Des raisons et créer des chances de souffrir ;