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Ils dédaignaient leurs sens, ils ne pouvaient pas croire
Qu’ayant l’intelligence ils dussent regarder.
Mais ils erraient perdus : les essences confuses
Formaient un air subtil où mourait leur flambeau,
Et déjà le sophiste aux misérables ruses
Jouait comme un enfant au bord d’un vieux tombeau.

« Et que faisaient les dieux, pendant que la pensée
Portait sa bouche pâle à sa source épuisée ?
Les dieux régnaient toujours. Indifférents vainqueurs.
Ils s’imposeront même à la fierté romaine,
Car ils n’ont de changeant que leur figure humaine,
Et forts comme la vie ils sont dans tous les cœurs.
C’étaient, comme autrefois, comme au temps d’Hésiode,
Cybèle, le Chaos, le Tartare et l’Amour ;
En dépit des rhéteurs Pégase enlevait l’Ode ;
Pan faisait soupirer sept roseaux tour à tour ;
Et c’était Zeus levant sa droite souveraine,
Foudre au poing, pour servir la justice ou la haine.
Toujours, comme une injure aux martyrs de l’esprit,
Les rayons, les parfums, pour fêter la matière,
Baisaient le torse blanc d’une Aphrodite altière
Dont la divinité s’admire et se sourit.
L’ignorance peuplait tout l’inconnu d’idoles.
Pourtant, comme autrefois, l’esprit voulait savoir,
Et sur le torrent trouble et fuyant des écoles
Flottait comme une épave un immortel espoir.
L’esprit avait gardé l’ambition première
De percer toute l’ombre et d’y tout éclairer.