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LA CORDE RAIDE


A Madame Aimée Godard.


Prudente équilibriste à l’œil fixe, au pas lent,
Ma raison se confie au doute vigilant
Et résiste à deux voix qui dans le cirque intime,
L’obsédant tour à tour, l’inclinent vers l’abîme.
L’une lui souffle : « L’homme, en naissant faible et nu,
Se prétend créé prince et n’est qu’un parvenu.
La terre, sa première et dernière patrie,
Ne fut pas pour lui plaire et le servir pétrie :
Il n’y défend ses jours que par d’affreux combats.
Elle voit sa misère et ne s’en émeut pas ;
Le sang que font couler l’injustice et la force
Inonde impunément son insensible écorce.
Aveugle, avant qu’il fût elle tournait sans lui
Et sans lui tournerait demain comme aujourd’hui.
Le doigt sûr qui traça son immuable orbite
N’en prit pas la mesure à ce nain qui l’habite,
Et n’eut point, en réglant sa carrière et son pas,
Ô mortels, le souci d’illustrer vos compas.
Son moteur éternel confond votre génie,
Et vos pleurs de sa loi troublent peu l’harmonie.