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penser sans une certaine métaphysique, et quand on se borne à celle de la connaissance spontanée, qui est la pire de toutes, on s’imagine qu’on n’en fait aucune. Parler d’un corps, c’est faire de la métaphysique, c’est concevoir, malgré soi, par une nécessité de l’intelligence, qui s’impose aux sensations, un fond reliant les propriétés séparément perçues par nos divers sens, et rattachant les différentes causes extérieures des sensations à quelque principe déterminant l’unité des groupes appelés corps. Mais ce principe est conçu plus ou moins naïvement, selon le degré de réflexion, et le savant en est encore à donner pour principe d’unité aux propriétés chimiques une masse étendue. Qu’une chose extérieure à nous et inétendue produise en nous une sensation étendue, comme une couleur, il n’y a rien là qui surprenne le philosophe habitué par la réflexion à distinguer toujours le subjectif de l’objectif ; il sait que la sensation c’est nous-même dans un certain état qui n’est que le signe de l’objet extérieur et peut ne point participer de toute son essence ; mais, pour la plupart des hommes, rien nest plus absurde. Une matière inétendue paraît inintelligible au savant, parce que la matière ne lui semble pouvoir être sentie qu’étendue : comme si une chose pouvait rester, en tant que sentie, ce qu’elle est réellement ; comme si être senti, ce n’était pas aliéner sa propre nature, la compliquer de la nature de ce qui sent.

La théorie atomique nous semble donc introduire dans la science une fausse idée de l’être des choses en nous représentant la matière comme substantiellement massive. En outre, chaque molécule étant une masse et non une pure manifestation d’activité, la matière est supposée par cela même substantiellement divisée ; il y a autant de substances minimes que de