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En vain, pour l’accueillir, l’espace et la durée
Ouvraient leur profondeur vide et démesurée ;
          Pas de terre, pas de berceau !
En vain flottait l’Esprit sur les eaux sans limite ;
Sans pain, pas de génie, et pas d’amour sans gîte,
          Et pas de sceptre sans roseau !

Il lui fallait la terre et ses milliers d’épreuves,
D’ébauches de climats, d’essais de formes neuves,
          D’élans précoces expiés,
D’avortons immolés aux rois de chaque espèce,
Pour que de race en race, achevé pièce à pièce,
          Il vît l’azur, droit sur ses pieds.

Il fallait, pour tirer ce prodige de l’ombre
Et le mettre debout, des esclaves sans nombre,
          Au travail mourant à foison ;
Comme, en Égypte, un peuple expirait sous les câbles,
Pour traîner l’obélisque à travers monts et sables
          Et le dresser sur l’horizon ;

Et comme ce granit, épave de tant d’âges,
Levé par tant de bras et tant d’échafaudages,
          Étonnement des derniers nés,
Semble aspirer au but que leur montre son geste,
Et par son attitude altière leur atteste
          L’effort colossal des aînés,