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J’ai bon cœur, je ne veux à nul être aucun mal,
Mais je retiens ma part des bœufs qu’un autre assomme,
Et, malgré ma douceur, je suis bien aise en somme
Que le fouet d’un cocher hâte un peu mon cheval ;

Je suis juste, et je sens qu’un pauvre est mon égal ;
Mais, pendant que je jette une obole à cet homme,
Je m’installe au banquet dont un père économe
S’est donné les longs soins pour mon futur régal ;

Je suis probe, mon bien ne doit rien à personne,
Mais j’usurpe le pain qui dans mes blés frissonne,
Héritier, sans labour, des champs fumés de morts.

Ainsi dans le massacre incessant qui m’engraisse,
Par la Nature élu, je fleuris et m’endors,
Comme l’enfant candide et sanglant d’une ogresse.




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