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« Une indiscrète fente au rideau s’est ouverte :
Ma fièvre de tout voir ne se peut plus guérir ;
Je ne supporte pas la demi-découverte,
Il me faut maintenant deviner ou mourir.

« Car le poète, lui ! cherche dans la science
Moins l’orgueil de savoir qu’un baume à sa douleur.
Il n’a pas des savants l’heureuse patience,
Il combat une soif plus âpre que la leur.

« En vain de ce qui souffre il connaît la structure,
Il croit ne rien savoir tant qu’un doute odieux
Plane sur le secret des maux que l’être endure,
Tant que rien de meilleur n’a remplacé les dieux.

« Ô ma Muse, debout ! Suivons de compagnie
La Science implacable, et, degré par degré,
Voyons si de partout la justice est bannie,
Ou quel en est le siège et l’oracle sacré ! »

La Muse tremble et dit : « Quel vol tu me demandes !
Puis-je où tu veux aller t’escorter sans péril ?
J’ai besoin d’air sonore, et mes ailes, si grandes,
Sont trop lourdes pour fendre un élément subtil.

« Un abîme sans ciel, peuplé d’ombres ténues,
N’offre à mon large essor aucun solide appui ;
Parmi les moules creux et les vérités nues
Je périrai bientôt de détresse et d’ennui…