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les destins

Y laissé-je un plaisir qu’un tourment ne rachète ?
Un bonheur sans misère ? un bien qui n’ait pas nui,
Source d’un plus grand mal impossible sans lui ?
Usure d’une haine économe et savante !
S’il est un pire monde à créer, qu’on l’invente ! »

Alors il frémit d’aise, et ne contenant plus
L’impatient élan des fléaux résolus,
Sur la Terre tremblante, à sa guise pétrie,
Il lâche enfin leur meute irrévocable, et crie :
« Je te tiens donc enfin palpitant sous ma loi,
Chaos informe ! à l’œuvre ! allons, débrouille-toi !
Résous ta triple essence : esprit, force et matière,
En des milliers de corps et d’âmes tout entière !
Et qu’ainsi l’Être épars en fragments très petits
Ménage au dénûment des milliers d’appétits ;
Au regret, au remords, des milliers d’allégresses ;
Au parjure, à l’oubli, d’innombrables tendresses ;
À la déception, d’innombrables espoirs !
Étoiles, scintillez, et vous, yeux bleus ou noirs,
Brillez ! Femmes, aimez ! Tigresses et colombes,
Pourvoyeuses de chair pour ma faim d’hécatombes,
Minaudez, roucoulez, pâmez-vous d’aise, aimez !
Qu’il suffise pour rendre aux peuples décimés