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les destins

« Et c’est peu de mourir ! il faut surtout qu’on aime.
Créons des cœurs captifs en d’innombrables nœuds ;
Qu’à chaque battement s’arrache et saigne en eux
Un lambeau qui les lie à des biens éphémères ;
Créons des amoureux, des petits et des mères.
Oh ! l’amour, mon chef-d’œuvre, admirable assassin
Que le supplicié choie en son propre sein,
À qui lui-même il dit sans pitié : Recommence !
Qu’il prodigue partout l’espoir dans la semence !
Perpétuant des yeux que trahisse le jour,
Multipliant des cœurs à briser tour à tour !
Créons des fils au crime et des filles aux larmes,
Et faisons de la vie une forêt d’alarmes
Où dans tous les plaisirs s’embusquera la mort.
Mais donnons des répits, car on fait, quand on dort,
Une provision d’aptitude au supplice.
Le sommeil décevant est mon meilleur complice :
Un bourreau de génie inventa le sommeil.
Sur la blessure il pose un perfide appareil
Qui rend à la douleur ses forces, et d’un songe,
Dont la brève minute en siècles se prolonge,
Il peut faire au dormeur un tourment idéal
Où gît dans un instant l’éternité du mal.
Que toujours l’être ignore ou s’il veille ou s’il rêve,