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et je retournai à ma tâche, renonçant cette fois encore à l’espoir de trouver un ami dans le Beauceron.

Alors, abattu, chagrin, découragé… je me mis à penser que chaque dimanche mon maître, grâce à l’ivresse, échappait aux plus tristes réalités pour de merveilleuses illusions…

Limousin, dans son ivresse de chaque dimanche, divaguait donc tout haut en ma présence, et je jouais souvent un rôle passif dans les scènes touchantes ou grotesques évoquées par son imagination en délire.

En écoutant les monologues étranges, les descriptions merveilleuses des pays enchantés que parcourait mon maître, une curiosité mêlée de frayeur s’était souvent éveillée en moi.

Il paraît peut-être singulier que l’envie de m’enivrer à l’exemple de Limousin ne me soit pas venue du premier jour où je le vis en proie à ses hallucinations, et où il m’eut développé sa théorie de l’ivresse,… de l’ivresse, où chaque semaine il trouvait l’oubli du passé, du présent et d’un avenir non moins misérable ; j’avais été toujours retenu loin de toute mauvaise pensée par l’espoir de mériter l’affection de mon maître ; mais après les douloureuses et vaines tentatives, où tout ce qu’il y avait d’expansif en moi, fut brutalement refoulé, je me crus en droit de chercher aussi dans l’ivresse l’oubli du passé, du présent et de l’avenir.

Je ne pouvais guère être retenu par la crainte d’affliger Limousin ; je ne ressentais pour lui, on le conçoit, ni attachement, ni éloignement ; sans me traiter avec dureté, jamais il ne me disait un mot affectueux. Une fois au travail il ne me parlait que pour me crier de sa